Pas de frontières aux luttes. Pas de frontières non plus, malheureusement, aux attaques perpétrées par le capital sur le monde du travail. Lors de la grande manifestation du 22 mai en faveur des libertés syndicales et du droit de grève, le podium bruxellois accueillait aux côtés des syndicalistes belges des travailleuses de chez Vertbaudet. Celles-ci étaient alors en grève depuis des semaines, pour des salaires et conditions de travail dignes, pour le respect. Voici quelques jours, elles arrachaient une victoire. Reportage.
Vertbaudet, de l’industrie textile au Marketplace
Un peu d’histoire. Verbaudet, c’est cette entreprise française installée à quelques encablures de la Wallonie picarde. Nous sommes à Tourcoing. Chez les Ch’tis et les textiliens.
Grande enseigne spécialisée en puériculture, vêtements et accessoires pour l’enfance, elle est fondée à Tourcoing dans les années 60 par un certain Anselme Dewavrin. Une signature. Les Dewavrin sont les héritiers d’une très longue lignée d’entrepreneurs textiles du Nord. Mais la « branche textile » familiale connaîtra le destin qui fut commun à l’ensemble du bassin industriel frontalier: les usines ferment, la production est délocalisée…
Dès le départ, Vertbaudet se concentrera sur la vente par correspondance. Elle aura bien des boutiques en France et à l’étranger, puis développera ses activités sur internet. Vertbaudet passera au fil du temps entre les mains de La Redoute, puis d’une multinationale américaine… Aujourd’hui, l’enseigne récemment rachetée par le groupe d’investissement Equistone mise – majoritairement – sur la vente en ligne, la distribution et la logistique. Le chiffre d’affaires de Vertbaudet a progressé de 30% entre 2019 et 2022, selon ses dirigeants. La crise Covid et l’essor des achats en ligne y sont pour quelque chose.
Mais ce n’est ni pour son histoire ni pour ses bons résultats que l’entreprise nordiste a fait les gros titres de l’actualité ces dernières semaines. C’est bien pour le mouvement social sans précédent qui est venu secouer des habitudes poussiéreuses au sein de la branche logistique. Un mouvement porté à bout de bras par les travailleuses, unies sous la bannière de la CGT. Pour de meilleurs salaires, pour une dignité retrouvée. Avec au bout, une victoire.
Gloire aux grévistes
Juin 2023, « Gloire aux grévistes! ». Ce message, il est affiché en très gros dans la salle dunkerquoise où se tient le congrès de la CGT-Nord. Nous sommes deux jours à peine après la fin du mouvement de grève, qui avait démarré le 20 mars. Ici, on est encore sous le coup de l’émotion. Le coeur commun palpite. La déléguée principale de chez Vertbaudet, Marion Ovion, est sur le podium, aux côtés de Sophie Binet, nouvelle Secrétaire générale du syndicat rouge. Marion, 30 ans, est le visage de la lutte – et de la victoire – de Vertbaudet.
Sur place, nous essayons d’avoir une interview, de la rencontrer. « Compliqué », nous dit-on. « Pas le temps ». Marion est partout. Nous trouvons six minutes entre deux portes, deux interventions, entre le lunch et la suite des débats. Ce sera suffisant. Marion Ovion a un débit rapide, elle connaît son sujet. Elle relate les « 82 jours de grève. » Une grève motivée par des revendications salariales, mais aussi et surtout par un ardent désir de respect, longtemps refusé.
Nouvelle déléguée – « on a été élues en novembre dernier. » – dans un syndicat récemment implanté et minoritaire dans l’entreprise, elle assume d’entrée de jeu un rôle moteur, et un combat qui s’annonce long et complexe. « C’est vrai. Mais il faut savoir que je me suis investie dans le syndicat parce que je savais que les femmes voulaient être défendues à leur juste valeur. Il fallait qu’il y ait un syndicat pour les soutenir. Leur avis, je le partageais. Je suis ouvrière Vertbaudet avant tout, depuis 10 ans, je savais les tensions qu’il y avait entre les salariés et la direction. Il fallait que ça bouge. »
Piquets évacués, intimidations
Les grévistes ont vécu nombre de tentatives d’intimidation. Le piquet a été évacué par la police. La presse française évoque des violences, un syndicaliste frappé, une gréviste aux urgences, des insultes… Une situation de plus en plus tendue. « Les travailleuses ont mal vécu tout ça, mais ça les a confortées dans leur idée. Ça leur a permis de se rendre compte qu’il ne fallait pas qu’elles arrêtent. On était déterminées, mais ça, ça a renforcé la détermination », poursuit la déléguée.
C’est dur, la grève. Moralement, c’est pas facile, mais il faut passer ce cap et aller jusqu’au bout. Au plus on est déterminées, au plus ça paie. Il ne faut pas laisser paraître de faiblesses. Même s’il y en a, même s’il y en a eu. On a vécu des montagnes russes émotionnelles, on s’est remonté le moral entre nous. Tout ça c’est une histoire de solidarité. »
— Manon Ovion
Des femmes, donc, en résistance. On s’organise. Pour les enfants, la vie de famille. Mais le piquet tient. Une situation pas anodine. « La direction ne nous aurait pas fait subir le quart de ce qu’elle nous a fait si on avait été un piquet constitué d’hommes. Pareil à l’intérieur, au niveau des conditions travail… Mais on a réussi à établir le rapport de force, et c’est le principal. L’action paie, c’est ce qu’il faut en retenir. C’est dur, la grève. Moralement, c’est pas facile, mais il faut passer ce cap et aller jusqu’au bout. Au plus ont est déterminées, au plus ça paie. Il ne faut pas laisser paraître de faiblesses. Même s’il y en a, même s’il y en a eu. On a vécu des montagnes russes émotionnelles, on s’est remonté le moral entre nous. Tout ça c’est une histoire de solidarité. »
Grève féministe
Au sortir du congrès, nous nous entretenons avec Samuel Meegens, Secrétaire à la Communication de la CGT Nord. Pour lui c’est clair, la grève a pris une dimension qui va bien au-delà de la simple augmentation salariale. « Avant la grève déjà, on est dans une situation où les femmes sont infantilisées au sein de l’entreprise. Temps de pause limité, interdiction de manger un bonbon au travail, oppression sexiste… Ça va même plus loin, il y a des propos méprisants et odieux de la part d’un directeur logistique. Tout ça, en quelque sorte, met l’ambiance. » Et pave la révolte.
Parallèlement et sur un plan plus économique, les affiliés CGT ne se retrouvent pas dans les négociations menées par les syndicats majoritaires dans l’entreprise (FO et CFTC). « En début d’année se déroulaient les négociations annuelles obligatoires pour 2023. Ils en sortent avec… rien en termes d’augmentation de salaires, à part quelques primes conditionnées. Ça va être le déclencheur de la colère. Le 20 mars, on décide de bloquer l’entreprise avec l’Union locale CGT Tourcoing. Une grande masse des travailleurs et travailleuses se met en grève spontanément. »
« Le 20 mars, on décide de bloquer l’entreprise. Une grande masse de travailleurs et travailleuses se met en grève spontanément. »
Les grévistes, ce sont les filles de la logistique, de l’emballage, de la préparation de colis. Un très gros département pour l’enseigne. « Au plus fort une centaine étaient en grève, mais en général le piquet comptait 82 personnes. Cette grève a eu une très forte tonalité féministe. Il faut rappeler que ces travailleuses subissent déjà l’oppression en tant que femmes. Elles sont au salaire minimum, souvent à temps partiel. On compte des mères célibataires ; il y a des filles parmi elles qui touchent 900 à 1000 euros par mois. Alors tout ça mis ensemble, ça a donné une dimension féministe à cette lutte. » Les quelques hommes ont suivi, par amitié et respect. »
Gagner le respect
En termes de victoire, est-ce satisfaisant? Oui, et à plus d’un titre, poursuit Samuel Meegens. « On est « proches » de ce qui avait été espéré au niveau de l’augmentation salariale. La grève aurait même pu s’arrêter plus vite, mais le mouvement s’est durci. Notamment parce que la direction s’est adjoint les services de l’Etat pour faire dégager les piquets. Pas malin de leur part. La revendication était de 150€ . Aujourd’hui on parvient, en fonction des personnes, à une échelle de 90 à 140€ d’augmentation, plus des treizièmes mois qui ne seront plus calculés au prorata du temps de présence, et un certain nombre de primes. Pour l’ensemble des grévistes, c’est une victoire. »
Mais ce n’est pas tout. « Il y a aussi un aspect dignité qui est important dans cette victoire. On ne leur parlera plus comme ça. Tout a été dit et souligné médiatiquement, ça a fait mal à la direction. Tout était réuni. Femmes, smic, mépris de classe, mépris sexiste. Aujourd’hui, de ce point de vue là, ça va changer. »
Depuis début juin, le travail a repris chez Vertbaudet. Les relations reprennent. Grévistes et non-grévistes devront prendre le temps de panser les plaies, de réparer un lien parfois effiloché. Ce que vivent ces travailleuses françaises, c’est ce que vit également le monde du travail en Belgique et ailleurs. Pas de frontières aux luttes. Car tout ça, c’est une histoire de solidarité.