100 ans de l’assassinat de Matteotti: “L’extrême droite d’aujourd’hui ne parle pas de ses racines”

100 ans de l’assassinat de Matteotti: “L’extrême droite d’aujourd’hui ne parle pas de ses racines”

Il y a 100 ans presque jour pour jour, le 10 juin 1924, était assassiné le député Giacomo Matteotti. Rétroacte: alors qu’il circule à pied près de son domicile à Rome, il est enlevé par un commando de militants fascistes. On le retrouvera poignardé. Un crime qui dévoilera au public le véritable visage du régime de Mussolini. Et qui aura des répercussions jusqu’en Belgique où de nombreuses places et rues Matteotti rendent hommage au député socialiste. Des statues, et même une chanson en Wallon, s’en souviennent aujourd’hui.

Rencontre avec Anne Morelli

Pour en parler, nous avons rencontré Anne Morelli, historienne et professeure, spécialisée entre autres dans les questions de migration, mouvements sociaux et propagande de guerre. Mme Morelli évoque l’assassinat de Matteotti par le fascisme d’hier, mais aussi le parallèle que l’on peut et doit faire avec l’extrême droite d’aujourd’hui. Rencontre.


Le Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches de l’ULB organise une journée d’étude le 5 juin à Bruxelles sur le sujet, à l’occasion du centenaire de la mort de Giacomo Matteotti. Une journée qui réunit des spécialistes et universitaires de divers horizons, mais qui s’adresse au grand public.


« Il y a 100 ans, le fascisme italien dévoilait son vrai visage ». C’est l’intitulé du colloque organisé ici à l’ULB. Pouvez-vous nous relater cet événement historique ? Pourquoi c’est important d’en parler aujourd’hui ?

Parce qu’il y a des liens à faire avec l’actualité ! On voit aujourd’hui des partis d’extrême droite qui ont l’air bien gentils, qui n’ont pas l’air d’avoir un programme « si effrayant ». Mais c’était un peu la même chose en en Italie il y a cent ans. Les fascistes sont arrivés au pouvoir en Italie en se présentant comme des gardiens de l’ordre. Ils prétendaient effectivement remettre de l’ordre dans un pays qui avait connu beaucoup de grèves, de manifestations, etc. Et ils étaient donc appuyés par la bourgeoisie, par les chefs d’entreprise, par les propriétaires terriens. En fait, par la fraction bien-pensante de la société italienne.

Et à l’étranger, Mussolini jouit aussi d’une aura positive. Quand vous lisez des journaux conservateurs de l’époque, on en rit, on le voit comme un clown un peu inoffensif, voire bienfaisant. Il y a aussi la question religieuse qui joue. Mussolini remet le crucifix obligatoire dans les écoles… Les trains arrivent à l’heure depuis qu’il est là, parce qu’il n’y a plus de de de grève, etc.

Donc l’assassinat de Matteotti va être un choc pour un certain nombre de gens qui étaient dupes, et qui n’avaient pas vu venir la violence sous-jacente du fascisme. Cet événement, c’est la fin de l’aspect parlementaire et du fascisme « honorable ». Car jusque là, il existait toujours des élections. Selon Matteotti, fortement truquées par les pressions fascistes certes, mais elles existaient. Il y avait encore un Parlement, aussi. Mais à partir de l’assassinat, on se rend compte qu’il s’agit d’une farce parlementaire, et qu’en réalité, c’est la dictature qui s’installe.

Matteotti dénonçait déjà cette violence du régime ?

Il avait prononcé un discours qui condamnait les méthodes du fascisme, les intimidations. Et il en préparait un autre, prévu quelques jours plus tard, qui était plus incendiaire encore. Il traitait de questions économiques, de « dessous de table » reçus d’une compagnie pétrolière par les autorités fascistes. Matteotti se basait sur des documents fournis par les travaillistes anglais. Ça mettait en péril l’image du régime, qui était corrompu… Mais ce discours n’aura jamais lieu. D’ailleurs, en sortant du Parlement après sa dernière prise de parole, il a dit à ses camarades « Maintenant vous pouvez préparer mon oraison funèbre ».

Vous écrivez dans un article que quand les Italiens sont arrivés en Belgique dans l’entre-deux guerres, nombre d’entre eux étaient des militants antifascistes. Ils ont donc accompagné la lutte antifasciste à ses débuts, au sein des partis politiques aussi ?

Effectivement. Les Italiens, immigrés ou exilés, ont essayé de réveiller les partis par rapport au fascisme. Evidemment au sein de la gauche, que ce soit le Parti communiste ou le POB, on a clairement pris parti contre le fascisme, à quelques exceptions près. Mais même parmi les catholiques, ce sont aussi des Italiens qui sont venus alerter en disant « ce n’est pas ce que vous imaginez ». Ce n’est pas parce qu’on remet des crucifix au mur que le régime est enviable. Car le fascisme s’en prend bien évidemment aux catholiques démocrates. Ceux-là, en Belgique, ont été « réveillés » par les antifascistes italiens, qui écrivaient tant dans Le Peuple que dans La Libre Belgique, dans Le Soir…

Aujourd’hui, est-ce qu’on voit le même genre de schéma se mettre en place ? C’est-à-dire une approche « douce » qui masque une violence à venir ?

Les choses ne se répètent jamais exactement de la même façon, mais le fait de s’afficher sans violence et « gentil », c’est une tactique de l’extrême droite. En effet, l’extrême droite actuelle ne parle pas de ses racines. Le fascisme italien, comme le nazisme, a eu une période raciste extrêmement violente, qu’on ne rappelle pas volontiers à l’opinion publique.

Et ça fonctionne. Les gens pensent que non, « ce n’est plus la même chose, ce ne sont plus les mêmes qu’avant ». L’extrême droite, dans toute l’Europe, s’appuie sur un certain inconfort – réel parfois – que vivent les gens, par rapport aux changements dans la société. Ces changements, on les attribue à l’arrivée d’immigrés, on fait passer ça pour un danger, on sort des slogans comme « on n’est plus chez nous »… Et on fait miroiter à une partie de la population, même des jeunes, un possible et mystérieux retour – à une situation d’avant, qui n’existe plus.

Il faut le dire et le redire. Le premier ennemi des régimes d’extrême droite, ce sont les syndicats, parce qu’ils défendent les droits des travailleurs contre ceux qui financent le régime lui-même.

Anne Morelli

Le monde du travail doit être particulièrement vigilant ?

La première cible des régimes fascistes, ce sont les syndicats. En Italie, les premières destructions, les premières attaques, elles se déroulent contre des locaux syndicaux. Il faut le dire et le redire. Le premier ennemi des régimes d’extrême droite, ce sont les syndicats, parce qu’ils défendent les droits des travailleurs contre ceux qui financent le régime lui-même. Bien sûr, les attaques ne sont pas directes. On vous dira : « C’est pas contre vous, c’est contre les excès de certains ». Mais la vérité, c’est que les droits syndicaux sont ciblés. Toujours. Les attaques menées à la CGIL, par exemple, ce n’est pas de l’histoire ancienne.

Qu’est-ce qu’on peut faire, ici par exemple au niveau universitaire que vous connaissez bien, pour lutter contre l’extrême droite ? Comment parler de tout cela à la jeunesse ?

La seule chose qu’on puisse faire, c’est ouvrir les esprits. Expliquer. Quels sont les mécanismes de l’accès au pouvoir de l’extrême droite ? Quelles sont les stratégies ? Car quand on comprend une stratégie, on n’est déjà plus dupe.

Je constate ici une grande différence avec l’époque de ma jeunesse, où l’extrême droite était très présente à l’ULB. Il y avait même des bagarres physiques entre étudiants des deux bords. Pour l’instant, à l’ULB, l’extrême droite n’est pas là, ou n’est pas visible. Il y a peut-être des étudiants d’extrême droite, mais ils sont silencieux, car ce n’est pas le vent qui souffle ici. L’histoire de l’ULB est très marquée à gauche. Les discours racistes n’ont aucune chance de survie ici. 

Aurélie Vandecasteele
Rédactrice en chef, Syndicats Magazine, FGTB

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