Sophie Binet, nouveau visage du syndicalisme en France

Sophie Binet, nouveau visage du syndicalisme en France

Son discours est percutant, acéré. L’audience ? Conquise. Sophie Binet était sur le podium lors de la grande manifestation européenne du 12 décembre, à Bruxelles, devant un parterre de syndicalistes venus de toute l’Europe. Parmi eux, plusieurs milliers portaient fièrement les couleurs de la CGT, et ont applaudi leur Secrétaire générale avec ferveur.

L’engagement militant de Sophie Binet remonte aux bancs de l’école, notamment au sein du secrétariat étudiant UNEF à Nantes. Après ses études de philosophie, elle travaillera dans l’éducation, au cœur de quartiers populaires à Marseille et en région parisienne. L’engagement syndical persiste, se développe. Elle sera élue au bureau confédéral de la CGT en 2013. Dix ans plus tard, alors que la France entière manifeste contre la réforme des retraites, Sophie Binet, à quarante ans, devient la première femme élue Secrétaire générale de la CGT. Succédant ainsi à Philippe Martinez. Syndicats Magazine l’a rencontrée à Bruxelles.

Une mobilisation exceptionnelle

Syndicats Magazine : Revenons sur la période où tu as pris la tête de la CGT. C’était un moment crucial en France pour le mouvement syndical. On a vu une mobilisation assez incroyable pendant des mois, dans le cadre de la réforme des retraites. Qu’est-ce qu’on en retire aujourd’hui ?

Sophie Binet: C’est une période qui, en effet, marquera l’histoire sociale. Une mobilisation exceptionnelle, une des plus fortes depuis l’après-guerre, avec mai 68, 1995, 2010… Elle illustre parfaitement le problème que le néolibéralisme a avec la démocratie. Dans un premier temps, la colère était dirigée vers des questions sociales, mais ensuite, elle a porté sur des questions démocratiques, puisque le gouvernement a fait le choix de passer en force. Ce, malgré l’opposition de la population, de tous les syndicats et d’une majorité de parlementaires. Cette situation, elle ne serait pas arrivée dans la plupart des autres pays européens. Et auparavant en France, elle ne se serait probablement pas produite non plus.

La leçon qu’on en retire, c’est qu’il ne suffit pas de gagner la bataille de l’opinion ou de la rue avec d’énormes manifestations. Il faut qu’on soit capable de bloquer l’économie, et donc d’avoir des grèves très soutenues. C’est sur quoi il faut qu’on travaille aujourd’hui. Il faut savoir que malgré tout le travail fourni, le taux d’implantation des syndicats en France est trop faible pour avoir des grèves massives. On en a eues dans plusieurs secteurs, mais cela n’a pas été suffisant pour l’emporter. L’un de nos objectifs, c’est d’utiliser la grande popularité des organisations syndicales – et donc de la CGT – pour multiplier le nombre de bases syndicales, et augmenter le rapport de force.

Bloquer l’économie

Il ne suffit pas de gagner la bataille de l’opinion ou de la rue avec d’énormes manifestations. Il faut qu’on soit capable de bloquer l’économie, et donc d’avoir des grèves très soutenues.

Sophie Binet

Une intersyndicale unie

Il y a quand même une « victoire » à retirer, c’est celle d’une intersyndicale (le front commun syndical en France, NDLR) qui a avancé d’un bloc face au gouvernement.

Ce que l’on peut dire en effet, c’est que Macron a réussi à passer en force, mais au prix d’énormes pertes. Il a tout d’abord perdu le soutien de la population. Et il n’a plus de majorité à l’Assemblée nationale. On voit bien qu’il ne peut plus réformer, alors qu’il lui reste plus de 3 ans de quinquennat. Il se limite à faire de la politique spectacle et de la gesticulation, parce qu’il n’a plus de majorité. Ni politique, ni sociale.

Nous, en face, en sortons au contraire renforcés. Avec une très bonne image dans l’opinion. Les syndicats sont revenus au centre alors que le patronat et Emmanuel Macron voulaient les marginaliser, en considérant que les syndicats, c’était le monde du 19e siècle. Et que on n’avait pas lieu d’être dans la « start-up nation » qui est l’univers mental de notre Président de la République. Eh bien, on a fait une démonstration éclatante du rôle central que jouent toujours les organisations syndicales aujourd’hui. Chaque organisation française, suite à la mobilisation, a recueilli des dizaines de milliers d’adhésions. La CGT compte 60000 membres en plus. Notre défi, c’est de les garder et d’en faire des militants. Et surtout de ne pas s’arrêter là… Parce qu’on a en France une forme de syndicalisation par procuration. C’est-à-dire que les gens soutiennent les organisations syndicales mais ne s’affilient pas…

Enfin, dans les graines qu’on a semées, il y a bien sûr l’unité syndicale qui a été très, très forte. Il faut savoir que le syndicalisme français est marqué par un morcellement, une division syndicale importante qui pèse négativement dans le rapport de force. Cette fois, on a réussi à avoir une intersyndicale unie du début à la fin et qui n’a pas fait un seul faux pas.

« Faire de nous des voyous »

Le mouvement syndical français connaît, comme en Belgique, des attaques et tentatives de criminalisation de plus en plus violentes de la part des pouvoirs en place…

Oui, et à un niveau inédit depuis la décolonisation et le début de la guerre froide. Nous avons vécu une forte vague de répression syndicale en France entre 1947 et 1950, et depuis lors, on n’avait jamais connu ça. Actuellement, deux membres du bureau confédéral de la CGT, sur 14, ont des procès en cours liés à leurs actions pendant la mobilisation contre la réforme des retraites. Pour quels faits ?  Récemment par exemple, Myriam Lebkiri, la plus jeune membre du bureau, était convoquée par la police pour avoir interpellé un député, et pour avoir déroulé du papier toilette dans la permanence de ce dernier. Sans dégradation matérielle ou physique. Citons également le procès de cinq militants et militantes à Bourges, suite à un feu de palettes sur la voie publique. Ce qui aurait « dégradé la voix ». Ces deux motifs de poursuites prouvent que c’est à peu près tout le monde qui pourrait être concerné… C’est une stratégie d’intimidation, qui vise à nous transformer en « voyous » et à décrédibiliser nos actions. Mais aussi à faire peur et à décourager les militants…

Dans le même temps, le gouvernement passe son temps à distribuer la Légion d’honneur à des grands patrons… Notamment au PDG de Total, une entreprise des plus écocides, qui ne cesse d’augmenter ses dividendes et qui par contre ne fait rien d’un point de vue social pour les salariés… On voit combien l’action publique est mise au service du capital, des puissants. Et c’est une marque du néolibéralisme.

Tu es la première femme à prendre les rênes de la CGT, quel est ton sentiment ? Pourquoi est-ce qu’il est important de changer la donne par rapport à la place des femmes dans les syndicats, et surtout à des postes hauts placés ?

C’est un grand sentiment de responsabilité. Chaque jour, plein de militantes – et des militants aussi –  me disent qu’ils sont très fiers d’avoir une femme Secrétaire générale de la CGT. Ça ouvre des perspectives et ça change l’image du syndicalisme. Les femmes ont encore plus besoin des organisations syndicales, pour pouvoir peser face au patriarcat. Ce qui est sûr, c’est qu’elles viendront pas si elles doivent aussi se battre dans l’organisation. Elles se battent au travail, elles se battent à la maison, il ne faut pas qu’elles aient besoin de se battre au syndicat. Le syndicat doit être un point d’appui. Nous devons poursuivre notre travail sur l’éradication des violences sexistes et sexuelles dans nos rangs, mettre en place des dispositifs de prévention, d’accompagnement des victimes et de sanctions des agresseurs. Car se dire que ça ne se passe jamais chez nous, c’est mentir.

En parallèle, nous devons avoir des dispositifs d’accompagnement, d’articulation des temps (de travail, NDLR). Je sais à quel point c’est important.  Quand je suis devenue Secrétaire générale, ça a forcé l’organisation à réfléchir sur ces questions d’organisation. J’ai un enfant en bas âge et je suis souvent seule. Il a fallu mettre des choses en place pour me permettre d’exercer mes responsabilités. Et évidemment, j’ai demandé que ce qui était possible pour moi le soit aussi pour toutes les femmes en postes à responsabilités. Donc ça donne aussi un signal : on peut être dirigeante syndicale tout en ayant des enfants en bas âge, dès lors que l’organisation prend les mesures nécessaires. Sans cela, oui, c’est impossible.

Un thème qui vit tant en France que chez nous : la montée de l’extrême droite, la banalisation de ses discours… Un défi syndical ?

En France, il existe une stratégie assumée du pouvoir qui consiste à « légitimiser » l’extrême droite, de la banaliser, la normaliser. On lui donne des postes à responsabilités au Parlement. On organise le débat public sur ses thèses, pour occulter les questions sociales. Le gouvernement déroule le tapis rouge à l’extrême droite en faisant le pari que c’est comme ça qu’il sera réélu. Sauf qu’on ne joue pas avec le feu. Ce qui s’est passé aux Pays-Bas montre que les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie. Quand on reprend les thèmes de l’extrême-droite, évidemment qu’on la fait progresser. On a eu un cap qui a été franchi récemment avec le conflit israélo-palestinien, puisque les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ont appelé à une manifestation contre l’antisémitisme. Jusque là, nous n’avions pas d’objection. Mais par contre ils n’ont pas interdit à l’extrême droite de participer. Donc on s’est retrouvé à une manifestation contre l’antisémitisme avec les héritiers de celles et ceux qui ont aidé à la déportation et à l’assassinat de six millions de Juifs. La CGT a évidemment refusé de s’associer.

Mais que ce que l’Histoire nous enseigne, c’est que le pire n’est jamais certain. Nous l’avons vu en Espagne et ailleurs. Nous allons prendre nos responsabilités, même si on se sent parfois seuls sur cette question. L’Histoire,  c’est aussi nous qui allons écrire.

Aurélie Vandecasteele
Rédactrice en chef, Syndicats Magazine, FGTB

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