Pollution dans le Delta du Niger : les femmes à la fois victimes et actrices de changement

Pollution dans le Delta du Niger : les femmes à la fois victimes et actrices de changement

Le delta du Niger, ou « bouches du Niger », est la région formée à l’embouchure du fleuve du même nom. Une large région d’Afrique de l’Ouest, située au Nigéria. Le delta est l’une des zones rurales les plus densément peuplées du pays. Mais est aussi l’une des régions les plus polluées au monde. En cause : l’extraction pétrolière. Les femmes sont au cœur de ce drame humain et environnemental.

EN BREF. L’une des principales activités économiques dans le delta du Niger est l’exploitation pétrolière et, dans une moindre mesure, gazière. La région abrite d’importantes réserves d’hydrocarbures, ce qui en fait une zone clé sur la scène énergétique mondiale. Le Nigéria est le pays le plus riche d’Afrique. Mais la richesse des sols n’est pas source de prospérité pour les habitants de la région du delta, que du contraire. L’extractivisme mené par des multinationales comme Shell et Eni y engendre des pollutions massives. En cause, des déversements et fuites d’hydrocarbures, incessants dans le delta. Cette pollution a des répercussions socio-économiques, sanitaires et environnementales graves. Les populations locales qui dépendent des ressources naturelles sont évidemment les plus touchées.

Ravages

Le portrait que l’on peut dresser du delta du Niger est bouleversant. Marées noires à répétition, fuites massives d’hydrocarbures, barils de pétrole déversés dans la nature. Pollution de l’eau, des sols. Empoisonnement de la nourriture, conséquences sur la santé. Destruction des ressources, de la biodiversité. S’ajoute à l’exploitation des terres celle des corps. Prostitution, violences. Anéantissement des modes de vie locaux. En résultent une extrême pauvreté, la naissance d’économies parallèles, des conflits armés pour les terres et les ressources. Tout cela est le fruit pourri d’un  capitalisme débridé, sur fond d’histoire coloniale et de domination des peuples.

Le territoire Ogoni est l’une des principales zones de la région du delta du Niger et est le site d’opérations de l’industrie pétrolière depuis la fin des années 1950. Aujourd’hui, des hommes, des femmes et des enfants vivent et survivent dans cette zone souillée par l’extraction pétrolière intensive. Les femmes, particulièrement, vivent une double peine faite d’exploitation et d’invisibilisation de leurs droits.

Les femmes nulle part

Amina Adebisi Odofin est une jeune chercheuse à l’Université de Gand. De père nigérian et mère marocaine, elle se penche dans le cadre de son doctorat sur la relation très compliquée entre l’extraction de pétrole et la question du genre. Elle décrit son approche comme « féministe et post-coloniale ». Sa recherche porte sur ce qu’elle nomme les « politiques pétro-sexuelles dans le delta du Niger».

Regard sur l’histoire
Retour en arrière. Le Nigéria est une colonie britannique jusqu’en 1960, et ce, depuis la fin du 19E siècle. La richesse du pays en ressources naturelles est évidemment ce qui a amené les colons à s’y intéresser. Les premières explorations pétrolières sont menées en 1908. En 1936, Shell s’installe dans le pays. « La recherche de pétrole a commencé à l’époque du Nigeria colonial. Mais le vrai potentiel du territoire Ogoni est découvert en 1956. À cette époque, Shell perd son monopole », indique Amina Adebisi Odofin. On verra arriver dans la région des entreprises mondiales d’exploitations pétrolières (Chevron, Elf, Mobil, Agip…). L’exploitation commence à grande échelle, mais la population n’en tire aucun profit. Pendant la période coloniale, une politique visant à « diviser pour régner » et à éviter toute contestation a été menée entre les ethnies, tant par l’administration que par les puissances économiques en place.

La décolonisation et l’indépendance du Nigéria en 1960 s’accompagnent donc d’une grande instabilité. Le pays compte plus de 350 ethnies distinctes, 200 rien que dans le delta, dont trois principales (les Ibos, Yorubas et Haoussas). Entre questions religieuses, politiques et territoriales, les tensions existantes montent. Les violences entre les groupes montent et atteignent leur paroxysme en 1966. La guerre civile dite « du Biafra » éclate en 1967. «Les tensions ethniques sont liées à la colonisation et à la centralisation du pouvoir. La guerre fera 2 millions de victimes. C’est le début de la ‘pétro-politique’ », poursuit la chercheuse. Car en arrière-plan se situent toujours la question de la répartition des richesses et des territoires.

Des femmes fortes

Amina participait récemment à un colloque mêlant genre et questions climatiques, organisé par la Coalition Climat. Son sujet d’études, elle ne l’a pas « choisi », il s’est imposé à elle. « J’ai travaillé chez Greenpeace, j’y ai constaté qu’on connaissait très bien les impacts écologiques de l’extraction du pétrole, mais quid de l’impact sur les interactions sociales ?  Sur les questions de genre ? Mon père est le premier féministe « au masculin » que j’ai rencontré. C’est lui qui m’a fait comprendre la gravité de la situation.

Elle poursuit. “Quand il me parlait des femmes au Nigeria, il évoquait femmes fortes, des femmes qui prennent les choses en main, qui forment le pilier des familles. Elles élèvent leurs enfants, les enfants des autres. Elles travaillent, cultivent, sont en charge de l’alimentation. La femme est à l’opposé de ce qu’on peut imaginer ici en Occident. Mais quand on regarde dans les médias, et qu’on lit des articles sur la situation dans le delta du Niger, on peut se demander « mais où sont-elles » ? Les femmes  ne sont nulle part, sur aucune photo, dans aucun récit. Pourtant, elles se mobilisent, militent et luttent sur le terrain.»


« Mon père est le premier féministe « au masculin » que j’ai rencontré. C’est lui qui m’a fait comprendre la gravité de la situation. Quand il me parlait des femmes au Nigeria, il évoquait femmes fortes, des femmes qui prennent les choses en main, qui forment le pilier des familles. »

— Amina Adebisi Odofin, Chercheuse

Le combat des femmes des « Ogoni 9 »

Les “Ogoni 9” étaient un groupe de neuf militants des droits humains et environnementaux issus du peuple Ogoni. Ces neuf hommes ont été exécutés par le gouvernement nigérian le 10 novembre 1995. Le Nigeria est alors une dictature militaire, menée par le général Abacha. Les Ogoni 9 étaient impliqués dans le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (MOSOP). Ils luttent pour la justice sociale, environnementale et économique, et contre les pratiques environnementales néfastes et les abus commis par des compagnies pétrolières, en particulier Shell, dans la région du Delta du Niger. Le MOSOP a organisé des manifestations massives, et influencé l’opinion internationale. L’image de Shell s’en retrouve entachée. Le gouvernement vise alors très clairement les « Ogoni 9 ».

Le leader le plus connu des Ogoni 9 était Ken Saro-Wiwa, écrivain, militant politique et environnementaliste, qui est devenu un symbole du mouvement Ogoni. Saro-Wiwa et huit autres militants ont été arrêtés, condamnés à mort et exécutés par pendaison par le gouvernement nigérian, après un procès controversé largement critiqué pour son manque d’équité et de transparence.

Les épouses des Ogoni 9 jouent alors un rôle crucial dans la poursuite du combat pour la justice et la mémoire de leurs proches exécutés. Elles sensibilisent le public, organisent des manifestations, et attirent l’attention de la communauté internationale sur les abus commis dans le delta du Niger, à l’encontre de leurs maris et des Ogoni en général.

Courageusement, elles se lancent dans une procédure judiciaire contre Shell, qu’elles accusent d’être complice dans l’exécution de leurs époux. Des témoins ont affirmé avoir été payés par l’entreprise pétrolière pour fournir de faux témoignages contre les « Ogoni 9 ». Malheureusement, faute de preuves suffisantes, elles perdent ce procès en 2022.

Exploitation des corps et des ressources

Pour Amina Adebisi Odofin, le rôle des femmes au Nigeria ne « cadre » pas avec l’imaginaire collectif. « Je crois que le rôle actif des femmes nigérianes clashe un peu avec les stéréotypes répercutés dans nos médias. On se plait à croire que les femmes africaines sont des victimes, notamment victimes de crimes sexuels, et qu’en dehors de cette victimisation, elles ne jouent aucun rôle. C’est faux. »

La violence sexuelle va en effet de pair avec la situation précaire dans la région du delta. Plus généralement, « Le viol continue à être l’une des formes de violations des droits humains les plus fréquentes au Nigeria », indique Amnesty International.

« Ces violences sont utilisées comme une arme », complète Amina. « La position des femmes au Nigeria a fondamentalement changé avec la politique extractiviste menée par les compagnies pétrolières. On exploite les ressources, mais aussi les gens, les corps. Il faut savoir qu’historiquement, les femmes sont en charge de la nourriture, de l’acheminement de l’eau. Les hommes, traditionnellement, sont des pêcheurs, des agriculteurs.  Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien à pêcher ou à récolter. Il faut envoyer des bouteilles d’eau par camion, alors que la région est littéralement entourée d’eau ! Il n’y a plus de poisson dans le delta. Toutes les ressources sont privatisées. Les dégâts, par contre, sont communautarisés. Et les gens qui vivent dans la région sont totalement dépendants de l’agresseur. Agresseur qui a privé les gens de leur travail, qui a détruit les traditions, et qui a rendu malade les populations. »

Avec comme résultat une mortalité plus élevée, un accès difficile au soin et à l’éducation, et des violences accrues. « Les implications socio-politiques sont énormes :  inégalités, problèmes de santé, manque d’infrastructure d’accueil et de soin, obstacles à l’éducation, tensions sociales… »

Activisme au féminin

Mais l’espoir existe, et se manifeste par un activisme vibrant. Entre replantations de mangroves détruites par l’activité pétrolière, création d’emplois féminins, manifestations pour bloquer l’activité économique de Shell et Chevron, les femmes nigérianes demandent justice et réparations.

Les femmes nigérianes s’emploient à dépolluer le delta, et à « réclamer » leur terre, leur région. Mais aussi leur corps, utilisé et exploité par des décennies de politiques capitalistes et patriarcales. Les manifestations « nues » en sont un outil. En exposant leur corps en colère, elles renversent le narratif, en font un instrument de pouvoir.   « Elles se mettent littéralement à nu pour mener des actions et protester. Par ailleurs, depuis une décennie environ, les femmes plantent des mangroves, nettoient des zones entières. Je regrette de voir que beaucoup de membres de la société civile pensent qu’il faut « sauver » ces femmes. Leur expliquer le féminisme. Or le féminisme de là-bas n’est pas le féminisme d’ici. Les Nigérianes sont invisibilisées par un traitement médiatique et politique encore très patriarcal, mais dans les faits, elles sont au cœur de la lutte. »

Aurélie Vandecasteele
Rédactrice en chef, Syndicats Magazine, FGTB

2 réactions sur “Pollution dans le Delta du Niger : les femmes à la fois victimes et actrices de changement

  1. C’est quoi une transition climatique juste ???
    Plus de camions sur les routes, le trafique aérien qui reprend de plus belle comme si il n’y avait eu de crise énergétique, cette même crise énergétique provoquée pour les spéculateurs de tous bords, les croisière reprennent aussi avec ces gros pollueurs dont le carburant n’est même pas taxés, ces écolos qui se trompe de cibles, il suffit de voir notre ministre des transport (un écolo bien sur) qui s’acharne sur automobilistes, taxes, taxes taxes, et cette Europe gangrenées par des lobbyistes de tous poiles.
    Opposé les profits financiers et le problème climatique, la transition est perdue d’avance.
    Un citoyen belge (65 ans) qui ne se fait plus aucune illusion, je serai mort avant qu’une solution ne voie le jour.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Lire aussi x

Syndicats Magazine

GRATUIT
VOIR