Chris Smalls, l’homme qui a défié Amazon: « Nous faisons tous partie de la classe travailleuse »

Chris Smalls, l’homme qui a défié Amazon: « Nous faisons tous partie de la classe travailleuse »

Chris Smalls. Un nom qui fait la Une et qui figure même dans la liste des “100 personnes les plus influentes” en 2022, de TIME Magazine. “Il y a trois ans, personne ne savait qui j’étais”, dit-il. Personne, sauf ses collègues du centre de distribution d’Amazon “JFK8”, à Staten Island, New York. Fin mars 2020, Smalls démarre un mouvement de grève, dénonçant la dangereuse politique d’Amazon face au Covid. Il sera renvoyé le jour-même. Aujourd’hui, Christian “Chris” Smalls, 35 ans, est président du premier syndicat américain agréé réunissant les travailleurs d’Amazon: ALU (Amazon Labor Union). Un symbole du mouvement ouvrier aux Etats-Unis, qui a fait plier le géant de la “nouvelle économie”, dans un contexte particulièrement hostile. Syndicats Magazine l’a rencontré.


Solidarité internationale

Voici quelques jours, Chris Smalls atterrissait en Belgique. Il était l’un des invités du festival Manifiesta à Ostende. Prochainement, il sera en France pour les Fêtes de l’Huma. Ces derniers mois, il se rendait à Cuba, en Grèce, en Angleterre. A chaque voyage, il rencontre des représentants syndicaux locaux, des travailleurs d’Amazon ou d’ailleurs, des personnalités politiques. « Je n’ai un passeport que depuis l’an dernier! », indique-t-il. Son objectif: organiser la solidarité internationale, sensibiliser, raconter l’histoire – si récente – de son syndicat. Trouver des partenaires partout où c’est possible.


Du rap au syndicalisme

L’homme n’a pas une apparence classique. Encore moins celle d’un président de syndicat. Son style, il le puise dans la culture hip hop, la sienne. Smalls a en effet embrassé une carrière de rappeur avant de devenir ouvrier logistique chez Amazon, en 2015. Puis assistant manager dans plusieurs centres de distribution, et enfin au sein de l’entrepôt JFK8. L’unité est gigantesque, et emploie 8300 personnes. Principalement des femmes, des gens de couleur, des personnes issues de l’immigration. Beaucoup de mères célibataires. Toutes et tous évoluent dans une entreprise connue pour son turn-over massif. Les licenciements y sont quotidiens. La répression syndicale, très puissante.

« La cible a toujours été dans mon dos »


« Je suis un homme noir aux USA. La cible a toujours été dans mon dos. Mais maintenant, en plus, je suis à la tête d’un syndicat qui lutte contre l’un des hommes les plus riches de la planète. Les mêmes techniques sont utilisées partout dans le monde: nous luttons contre les multinationales, le gouvernement, la police, le racisme… C’est le risque pour lequel nous avons signé, en tant que syndicalistes. Pour que le mouvement marche, il faut s’engager pleinement, mettre sa vie en jeu. Aussi longtemps que nous avons des gens qui sont investis pleinement dans la lutte, il y aura une lutte. Face à toutes les pressions que nous subissons, il y aura un moment où la classe ouvrière se révoltera complètement. On le voit déjà. Les gens deviennent de plus en plus conscients de leur situation. Quand j’ai été arrêté à l’extérieur de l’entrepôt, les gens se sont encore plus mobilisés. Nous devons créer un système qui fonctionne pour la classe ouvrière, nous nous battons pour les prochains, pour nos enfants. Nous devons étendre le mouvement, étendre le taux d’affiliation, partout dans le monde. »


Le covid comme point de départ

En mars 2020, à New York comme ailleurs, le covid change la donne, la vie, le travail. Mais chez Amazon à Staten Island, contrairement aux discours officiels de l’entreprise, on ferme les yeux, on fait bosser des malades. Chris Smalls veut alors faire fermer l’entrepôt, le temps de mettre en oeuvre des mesures de sécurité. Mais ce n’est pas le genre de la maison. « J’ai reçu l’ordre de ne pas dire aux personnes dans mon service que d’autres venaient travailler, alors qu’elles étaient positives au Covid. » Il proteste et organise un débrayage au sein de l’entrepôt. Résultat: il est renvoyé le même jour, par téléphone. « J’ai été renvoyé pour avoir protesté, pendant mon jour de congé. »

« Amazon peut calculer ses chiffres, peut calculer l’argent, mais pas le pouvoir du peuple qui se rassemble. »

Chris Smalls

« La pandémie a pesé lourd sur beaucoup de travailleurs essentiels aux Etats-Unis. Dans de nombreux secteurs, les gens ont perdu leur emploi. Ils se sont battus, ont protesté, sont sortis dans la rue. Mais il n’y avait pas vraiment de réponse à ces protestations. Le monde politique parlait « économie, économie, économie », et voulait qu’on retourne travailler. Quand j’ai été viré de chez Amazon, je ne voulais pas que ça arrive à d’autres. Créer un syndicat, c’était notre seul moyen de nous protéger. » La suite: les travailleurs s’unissent, s’organisent et créent le « Congrès des travailleurs essentiels », qui grandira pour devenir ALU, pour »Amazon Labor Union ». Une première.

Au centre de distribution de Bessemer en Alabama se déroule aussi, en parallèle, une première tentative d’action syndicale. Malheureusement, la sauce ne prend pas. Les travailleurs doutent, et craignent les répercussions sur leur emploi. L’étincelle syndicale n’allumera pas le feu espéré. Amazon gagne à Bessemer, par la peur.

« Les syndicats n’entraient pas »

Car l’entreprise mène une politique particulièrement agressive envers tous les mouvements sociaux qui naissent en son sein. Le syndicalisme traditionnel ne fonctionne pas : « les syndicats qui venaient de l’extérieur n’entraient tout simplement pas ».

Chris Smalls et ses collègues décident de prendre le taureau par les cornes, et d’organiser le personnel de JFK8 sur le terrain. De convaincre une personne à la fois. « Notre petit comité s’est installé à l’extérieur de l’entreprise, à l’arrêt de bus, qui était le seul endroit public aux environs. Nous étions postés là jour et nuit, car l’entrepôt ne ferme jamais. Par tous les temps, pendant 300 jours. Le but était de gagner la confiance de chaque travailleur et travailleuse qui passait par là. En tant qu’ancien ouvrier de chez Amazon, je connaissais les problèmes, les doléances, le langage et le mode de vie de ceux qui travaillaient à l’intérieur. Les membres de mon comité en faisaient partie. Il était donc aisé pour nous de discuter avec le personnel. Nous n’avions pas d’argent, pas de ressources, mais nous avions de l’amour et de la solidarité. »

« Faire des petites choses au quotidien pour les travailleurs, alimenter l’amitié, être présent pour eux, c’est ça qui les a fait pencher du côté du syndicat. »

Chris Smalls

Renvoyés dès le lendemain de leur affiliation

Un syndicat par les travailleurs, pour les travailleurs. Né à l’intérieur même de l’entrepôt. Une tâche ardue, car Amazon licencie à tour de bras et engage à prix d’or des « union busters », littéralement des « briseurs de syndicats », qui mènent campagne au quotidien contre l’action collective. « Le taux de turn over est extrêmement haut. Il concerne, dans notre unité, 200 travailleurs par semaine. En bref, j’affiliais un travailleur et il était renvoyé le jour suivant. C’était une course contre la montre. Nous avions besoin de 30% de travailleurs affiliés, sur 8300, pour organiser les élections (pour faire reconnaître officiellement le syndicat, NDLR). On ne pouvait pas suivre. Imaginez affilier 4000 travailleurs et se rendre compte, quelque temps plus tard, qu’il n’y en a plus que 1000 qui sont encore là. Il a fallu jouer serré. Pendant ce temps, la direction organisait des « classes » de propagande anti-syndicale. Les travailleurs, le matin de leur premier jour, ne savaient pas encore quel poste occuperaient, mais entendaient déjà ce message pendant une heure. »

Rencontrer les gens où ils sont

Pendant la constitution d’ALU, l’ensemble du comité – en dehors de Smalls lui-même – était toujours salarié au sein de JFK8. « On devait faire attention à ne pas perdre nos leaders au sein de l’entreprise. Il ne fallait surtout pas qu’ils soient renvoyés aussi. La direction les attendait au tournant, donc ils ont dû être des employés modèles. Car il fallait pouvoir rencontrer les gens où ils étaient. C’est-à-dire au travail. »

Au prix d’efforts constants, le mouvement se consolide, et la victoire est à la clé. En avril 2022, Amazon se voit contraint de reconnaître pour la première fois un syndicat, aux États-Unis. Depuis, ALU a une équipe, des locaux, un comité « femmes ». ALU reste un syndicat indépendant, jeune, fragile, aussi. La défense des travailleurs a un coût, il est élevé. 30 000 dollars par mois. Le syndicat paie des juristes, des avocats qui portent les dossiers des travailleurs lésés devant les tribunaux. Les frais de justice représentent le poste le plus important du budget d’ALU, qui ne fonctionne quasiment qu’avec des donations.

Rendre le syndicat attirant

Chris Smalls insiste sur l’importance d’une relation étroite entre le syndicat et ses membres. Pour lui, réunir les gens autour d’un verre ou d’un barbecue constitue une meilleure approche qu’un discours officiel. « C’est important de ne pas devenir ennuyeux, au point que les travailleurs n’aient plus envie d’écouter ce qu’on a à leur dire. On ne les approche pas avec notre radicalité, mais avec notre amitié. Il faut comprendre les gens à un niveau personnel ; qui sont-ils, quel est leur parcours en tant qu’individu, en tant que famille? Quels sont leurs problèmes? Il est essentiel de connaître les gens, d’avoir ces conversations, pour ensuite amener la question de la syndicalisation. S’organiser en tant que syndicat, c’est une longue lutte, qui est basée sur la confiance et sur la solidité de nos relations avec les membres. Nous devions créer une communauté où les travailleurs se sentaient bien. »

« Quelle que soit votre lutte, Black Lives Matter, les droits des femmes, les droits des transsexuels… Peu importe de quel mouvement vous faites partie. En fin de compte, nous faisons tous partie de la classe travailleuse. Et cela inclut tout le monde. »

Chris Smalls

Syndicaliste et cool

Pour Chris Smalls, la communication vers la jeunesse est un élément clé du succès du syndicat. Il met d’ailleurs à profit son apparence, son expérience dans la musique, son aisance scénique pour attirer la jeune génération. « Quand j’étais petit, il y avait les journées des métiers, à l’école. On nous présentait des policiers, des pompiers, des médecins. Jamais de syndicalistes! Aujourd’hui, je me rends dans les écoles. Je vois des gamins de 10 ans dire « Oh, c’est le type qui se bat contre Amazon, contre Jeff Bezos! ». C’est très motivant. Si on m’avait dit, à cet âge-là, que je pouvais encore m’habiller comme je le fais, être « cool », tout en étant dans le mouvement syndical, j’aurais milité beaucoup plus tôt. Il faut rendre le mouvement syndical attirant pour les jeunes. En tant qu’ancien artiste indépendant, j’utilise cette expérience: je n’ai pas le trac, je sais comment me comporter sur scène, devant une foule… Ce sont des choses que tout le monde peut apprendre. C’est juste du temps et de la pratique. Il faut juste être accueillant, communicatif, proche des gens. »

Chris Smalls en visite à la FGTB, avec Thierry Bodson et Miranda Ulens.

Pour les travailleurs, contre Jeff Bezos

Chris Smalls le dit, il lutte contre les pratiques d’Amazon, “contre Jeff Bezos”, mais aussi “pour les travailleurs et travailleuses”. Une position dans laquelle de nombreux syndicalistes se reconnaîtront. Amazon, parmi d’autres, avec ses contrats précaires, sa politique de répression, ses mauvaises conditions de travail, représente tout ce que le monde syndical combat au quotidien. Et pourtant, chaque travailleur d’Amazon doit être protégé. « Ces dix dernières années, Amazon a changé la manière de faire ses courses. Avant cela, les gens dépensaient leur argent dans leur propre communauté, dans des magasins locaux… Aujourd’hui, Amazon contrôle le marché et a chassé ces petits commerces. Nous devons comprendre qu’il faut arrêter d’envoyer notre argent vers un seul homme pour qu’il puisse aller dans l’espace ou s’acheter un yacht à plusieurs millions. Nous devons recommencer à investir dans nos communautés. C’est une forme d’éducation que le syndicat doit apporter. »

Travailler oui, mais pas à tout prix

« Nous travaillons pour cette compagnie, nous générons de la richesse pour cette compagnie. Et si elle ne veut pas fournir les conditions de travail et les salaires que nous demandons, alors nous n’allons plus la faire tourner. Nous allons fermer, faire grève et protester. Mais nous disons aussi aux gens autour de nous de faire leurs courses ailleurs. Localement. Certes c’est une goutte d’eau pour Amazon. Mais il ne faut pas oublier que l’entreprise soigne très fort son image, plus que tout. Son logo est un sourire: Amazon veut donner une image positive. Notre meilleure arme est de détruire sa crédibilité. En montrant aux gens les réalités des entrepôts. Les gens qui se blessent, qui meurent. Pour que chaque personne puisse se dire « oh, ok, je ne vais pas faire mes courses là tant que les choses ne seront pas meilleures pour les travailleurs ». Nous voulons des jobs, nous voulons travailler. Ce n’est pas le problème. Mais le système qu’Amazon a mis en place rend le job difficile. Ce que nous voulons, c’est notre juste part. Et je pense que tout le monde peut être d’accord avec ça. »

Un appel aux syndicats traditionnels

« Juste comme les autres grosses multinationales, Amazon mène une politique incroyablement anti-syndicale, qui marche. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils mènent une répression active. C’est aussi parce que les grands syndicats, ceux qui sont donc extérieurs à l’entreprise, ont des difficultés à se connecter avec ces travailleurs. C’est pour cela que nous sommes devenus indépendants. Nous ne voulions pas faire les choses « traditionnellement ». Nous devions être créatifs, pour résonner avec les travailleurs. Je pense que les grands syndicats commencent à voir que le type de syndicalisme que nous pratiquons marche bien pour la jeunesse. Notre succès les aide aussi dans leurs propres actions, manifestations, grèves.. Notre solidarité amplifie le mouvement, mais ce n’est pas pour cela que les gens passent le cap de l’affiliation. Le taux d’affiliation à un syndicat reste bas aux Etats-Unis. Malgré les manifestations, le mouvement qui grandit… Selon moi, il faut que tout le monde soit tenu responsable de cette situation. Il faut faire plus, il faut faire mieux, pour affilier plus de membres et soutenir les nouvelles initiatives, comme chez Amazon, mais aussi chez Starbucks, Apple, Google… J’appelle les grands syndicats à prendre position, à prendre plus de risques. »

Aurélie Vandecasteele
Rédactrice en chef, Syndicats Magazine, FGTB | Plus de publications

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