Tunisie, 2013. Le pays est au bord d’une guerre civile. La démocratie tient à un fil. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), avec le patronat (Utica), la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et l’Ordre des avocats, décide alors de mener un dialogue national. Ce dialogue assurera une transition démocratique et leur vaudra un prix Nobel de la paix en 2015. Aujourd’hui, la situation est inquiétante : droits syndicaux bafoués, économie fragilisée… Nous avons interviewé Othman Jallouli (à gauche sur la photo), Secrétaire général adjoint du syndicat tunisien chargé de la protection sociale et du secteur informel. Il était de passage en Belgique dans le cadre d’une mission syndicale appuyée par le SPF Emploi.
La révolution du jasmin
Pour mieux comprendre le contexte tunisien, il faut faire un saut 13 ans en arrière. Le 17 décembre 2010 est une date symbolique pour le pays, mais aussi pour l’ensemble du monde arabe. Elle marquera le début de toute une série de révolutions pour plus de liberté : les fameux printemps arabes. Ce jour-là, Mohamed Bouazizi, jeune marchand ambulant de fruits et légumes, s’immole dans une petite ville dans le centre de la Tunisie. Un acte symbolique de protestation envers l’administration, qui confisque ou détruit régulièrement son outil de travail. Un acte contre le chômage et la vie chère.
C’est la goutte qui fait déborder le vase. Les heurts commencent aussitôt entre les jeunes et la police. Ils se répandent sur tout le territoire tunisien. Un mois plus tard, le 14 janvier, la révolution fait tomber Zine el-Abidine Ben Ali, dernier pilier de la dictature, au pouvoir depuis 1989. Et fait naître l’espoir d’une démocratie.
*Le jasmin est une fleur blanche parfumée qui symbolise la pureté, la douceur de vivre et la tolérance.
La révolution tunisienne est la seule à avoir accouché d’une démocratie en devenir. Elle ne portait pas que sur le système politique mais était aussi sociale ; elle portait sur le « travail et la dignité ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Othman Jallouli : En effet, la révolution de 2011 et l’instabilité politique qui en a découlé (actes terroristes visant des leaders politiques) ont transformé la société. Concrètement, la réalisation la plus importante est la signature du contrat social entre les trois partenaires sociaux, à savoir le gouvernement, l’UGTT et l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat en 2013. Un contrat qui soulignait l’importance du dialogue social dans la gérance des affaires économiques et sociales du pays.
C’est notre syndicat qui a piloté le dialogue social qui a abouti à la signature de ce contrat.
Vous étiez parmi les 4 organisations tunisiennes qui ont gagné le Prix Nobel de la Paix en 2015, pour avoir mené ce dialogue national et permis à la Tunisie de sortir d’une crise politique profonde. Qu’est-ce que ce prix a représenté pour vous ?
C’était un grand honneur. Ce prix a confirmé que notre organisation, vu son poids d’un million d’adhérents, a joué un rôle très important en tant que médiateur pour la paix et le dialogue social.
La Tunisie connaît depuis de nombreux mois un contexte de régression des droits économiques et sociaux. Les jeunes sont notamment touchés par cette situation. Pourquoi ?
L’instabilité politique n’a pas permis les transformations radicales nécessaires à une amélioration des situations économique et sociale. Le pays a échoué à mettre en œuvre les réformes du travail prévues. La situation a ensuite été aggravée par l’arrivée du Covid-19.
Les chômage des jeunes a augmenté. Ils ont notamment des difficultés à lancer leurs projets. Résultat : ils se tournent vers le travail informel pour subsister. Le phénomène s’amplifie et pèse sur l’économie. Lors de notre dernier Congrès, début 2022, nous avons ajouté aux compétences de notre département social le suivi de l’économie informelle », afin d’assurer la transition de ces jeunes vers l’économie formelle.
Malgré ces régressions, en septembre 2022, nous avons signé un accord avec le gouvernement pour augmenter le salaire mensuel minimum interprofessionnel garanti (SMIG) et les salaires dans le secteur public et la fonction publique. Et nous continuons à demander au gouvernement d’entamer des négociations afin de résoudre le déficit des finances publiques et éviter de futurs scénarios catastrophiques.
En quoi le Fonds Monétaire International (FMI) et ses prêts aggravent-t-il la situation ? Quel rôle les gouvernements successifs jouent-ils par rapport aux injonctions du FMI ?
Il y a trois axes sur lesquels le FMI insiste : faire pression sur la masse salariale des fonctionnaires, vendre les entreprises publiques et stopper les subventions du gouvernement pour les biens de première nécessité.
Nous considérons que les recommandations dictées par le FMI pèsent sur les travailleurs et ne contribuent pas à résoudre les maux de l’économie tunisienne. En effet, la politique économique menée par les gouvernements sous son influence a augmenté l’inflation. Ceci s’est répercuté sur la population à travers la hausse des prix. L’indice de pauvreté a augmenté; la classe moyenne est devenue une classe pauvre.
Depuis 2021 il y a un rejet du dialogue social par le gouvernement. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a un blocage qui dure depuis juillet 2021. Il a été concrétisé par la publication d’une circulaire du gouvernement en décembre 2021 qui interdisait aux ministères et institutions gouvernementales de négocier avec les syndicats sans approbation préalable (du chef du gouvernement). Depuis, il n’y a plus de négociations entre ministères et syndicats. Pourtant il y a eu des accords signés avec les gouvernements précédents. Un exemple : des conventions d’augmentations salariales pour le secteur du transport. Pour nous il doit y avoir une continuité, mais le gouvernement actuel se désengage.
Nous avons organisé des grèves afin de faire respecter certains accords. Par exemple la grève générale du 16 juin 2022.
La liberté de la presse est également en danger. Des médias publics et privés ont été fermés et le directeur d’une radio privée a été arrêté en février 2023.
Nous constatons en effet que le pouvoir essaye de limiter aussi la liberté de la presse. Le décret-loi 54 prévoit par exemple des punitions graves à l’encontre de ceux et celles qui font des déclarations qui ne plaisent pas au pouvoir. Ces personnes peuvent être emprisonnées. Nous avons, avec une série d’autres organisations de la société civile, demandé d’annuler ce décret-loi qui porte atteintes aux libertés individuelles et politiques.
Libertés syndicales menacées Les attaques contre les libertés syndicales se sont intensifiées ces derniers mois : licenciements de responsables syndicaux, nombreuses poursuites judiciaires contre des syndicalistes, utilisation des forces de l’ordre pour surveiller et restreindre l’activité syndicale et promotion des syndicats jaunes. Deux exemples marquants : Dans la soirée du mardi 31 janvier 2023 Anis Kaabi, secrétaire général du Syndicat des autoroutes de l’UGTT, a été arrêté à sa résidence, par les forces de l’ordre à la suite d’une grève de deux jours ayant pourtant fait l’objet d’un préavis légal. Moins de deux semaines plus tard, les autorités tunisiennes expulsaient Esther Lynch, la Secrétaire Générale de la Confédération Européenne des Syndicats. Elle avait exprimé sa solidarité lors d’une manifestation organisée par l’UGTT à Sfax. CES et UGTT avaient rappelé ensemble que participer à une manifestation, protester pacifiquement ou mener des actions de grève sont des droits fondamentaux reconnus internationalement et qui doivent être respectés. |
Les atteintes aux libertés syndicales et au droit de grève sont nombreuses. Comme y répondez-vous ?
L’arrestation du secrétaire général du Syndicat des autoroutes est un message indirect des autorités politiques pour l’UGTT. Pour que l’on arrête de réclamer nos droits sociaux.
En ce qui concerne la camarade Esther Lynch, l’UGTT a condamné son expulsion. Cet acte est non conforme au droit de solidarité syndicale internationale. Nous avons également organisé un grand rassemblement en mars 2023 à Tunis pour dénoncer les pratiques d’arrestations de syndicalistes et défendre le dialogue social.
Suite à l’arrestation d’Anis Kaabi et d’Esther Lynch, la FGTB a co-signé une lettre qui est apparue dans la presse tunisienne. Elle a également adressé un courrier à l’Ambassadeur de la Tunisie en Belgique. Pourquoi ces interpellations et ce soutien sont-ils importants ?
Nous applaudissons le soutien de la FGTB et de toutes les autres organisations syndicales solidaires. Il faut persévérer et continuer le combat pour imposer le respect des droits syndicaux.
« Les attaques envers les droits syndicaux sont nombreuses. Il faut persévérer et continuer le combat. »
— Othman Jallouli, Secrétaire général adjoint de l’UGTT