48 ans après le coup d’État : l’Argentine de Milei, « une véritable catastrophe sociale »

48 ans après le coup d’État : l’Argentine de Milei, « une véritable catastrophe sociale »

Ils étaient deux millions dans les rues en Argentine en ce 24 mars, 48ème anniversaire du coup d’État. Les syndicats ont répondu massivement à l’appel des Mères et des Grands-Mères de la Place de Mai. « Mémoire, vérité et justice », « Ils étaient 30.000 », « Plus jamais » pouvait-on lire sur les banderoles des manifestants, en mémoire aux disparus de la dictature. Mais aussi en réponse à la première présidence négationniste depuis le retour de la démocratie dans le pays. En effet, l’actuelle présidence de l’ultra-libéral, antiféministe, anti syndicaliste, climatosceptique Javier Milei, en fonction depuis décembre 2023, présente d’inquiétantes similitudes avec les pages les plus noires de l’histoire argentine.

4 mois de gouvernement et le pays est en train de vivre « une véritable catastrophe sociale ». Nous en parlons avec trois camarades argentins : Sonia Alesso et Eduardo Pereyra, de la CTERA (Confédération des travailleurs de l’éducation) et Marta Scarpato, de la CTA-T (Centrale des Travailleurs et Travailleuses d’Argentine).

Un peu d’histoire…

La Junte, dirigée par le général Videla, a renversé le gouvernement d’Isabel Perón le 24 mars 1976. La dictature militaire a duré 7 ans. Le bilan fait froid dans le dos : 30 000 personnes mortes ou disparues, dont plusieurs milliers jetées vivantes dans la mer. Mais aussi 15 000 fusillés, 9000 prisonniers politiques et 1,5 million d’exilés.

Marta s’en souvient très bien : « Le 24 mars, nous avons été réveillés par les marches militaires. Ce n’était pas le premier coup d’État, nous en avions vécu plusieurs. Mais j’ai directement senti que celui-ci allait nous toucher plus directement.». Rapidement, la persécution à l’égard des défenseurs des droits humains et syndicaux a commencé. « La nuit, nous entendions des sirènes, des cris, des coups… Mon frère et tous les dirigeants syndicaux de son usine ont dû quitter Buenos Aires et vivre dans la clandestinité. Le 14 novembre, Miguel a été séquestré. Il avait 34 ans. À ce jour, il est toujours porté disparu… »

« Dans notre usine, dès que le coup a éclaté, de nouvelles règles ont fait leur apparition. À titre d’exemple, les femmes ne pouvaient plus porter de pantalons. Du jour au lendemain, les conventions collectives que nous avions signées avec la direction et qui avaient amélioré de manière significative nos conditions de travail, n’avaient plus aucune valeur. »

Les Grand-Mères de la Place de Mai

Le 24 mars dernier, ce sont les Mères et Grands-Mères de la Place de Mai qui ont chapeauté la marche de commémoration du Coup d’Etat. Certes, il y a eu énormément d’initiatives de résistance lors de la dictature. Mais celle des Grands-Mères est très emblématique.

Elles commencèrent à manifester le 30 avril 1977, en pleine répression. Elles défiaient alors les militaires en réclamant la réapparition de leurs enfants ou petits-enfants volés. « Nous étions folles de douleur, de rage, d’impuissance. Ils nous avaient enlevé ce que nous avions de plus cher, nos enfants », expliquait Taty Almeida à France 24 en 2017. Entre 1976 et 1983, 500 bébés ont été enlevés dans des familles d’opposants au régime par la junte puis adoptés illégalement par des familles proches du pouvoir. Depuis le début de l’action des Mères, plus de 130 de ces enfants ont été identifiés. Et elles ne comptent pas s’arrêter là.

Le 10 décembre dernier, Journée internationale des droits humains, les Grands-Mères s’adressaient à Milei : « Jamais nous n’arrêterons d’exiger à chaque gouvernement de rechercher nos proches disparus, et à la justice de connaître la vérité sur le sort de nos filles et de nos fils. »

Comme un air de déjà vu

Aujourd’hui, 48 ans plus tard, la revendication de justice est encore plus importance face à un gouvernement qui souhaite minimiser l’atrocité de cette époque sombre de l’histoire de l’Argentine. Dans une vidéo publié le 24 mars, la présidence de la République présente le massacre systématique comme une… « guerre » entre État et guérillas, plutôt qu’une dictature. Concernant les victimes, Javier Milei conteste le chiffre des 30 000 personnes disparues ; il parle de moins de 9 000. « C’est une manière de légitimer toutes les horreurs qui ont été commises lors de la dictature », s’indigne Eduardo.

« C’est une manière de légitimer toutes les horreurs qui ont été commises lors de la dictature. »

— Eduardo Pereyra, syndicaliste argentin

« La mobilisation de ce 24 mars a été très importante car le gouvernement actuel d’extrême droite a des revendications similaires à celles du pouvoir dictatorial de l’époque. Il attaque les droits humains, syndicaux, la sécurité sociale, il détruit les ressources naturelles… » explique Sonia.

L’élection de Milei

Avant de devenir Président, Milei était un personnage médiatique : un économiste, essayiste, commentateur dans différents médias. Il est entré en politique en 2019.

Ceux qui ont un peu suivi la campagne électorale dans les médias se souviennent sûrement de l’image de Milei avec une… tronçonneuse ! Il en a fait usage en public à plusieurs reprises pour montrer sa volonté de couper dans les dépenses publiques et de mettre fin à « cette aberration appelée justice sociale ». Milei se définit comme « anarcho-capitaliste ». Il veut réduire le rôle de l’État, promet de supprimer plusieurs ministères, dont ceux de l’Éducation, de la Santé et de la Femme et de remplacer la monnaie nationale par le dollar américain. Concernant cette dernière promesse, « les gens y ont cru » regrette Marta. « Je me souviens avoir discuté avec un conducteur de taxi qui était persuadé que son salaire allait être transformé tel quel en dollars ».

Sonia ajoute : « Il y a plusieurs autres éléments qui expliquent son élection. Parmi eux, les erreurs des gouvernements antérieurs, la pandémie qui laisse des séquelles, la montée de l’extrême droite en Amérique latine et partout dans le monde… »

Le 19 novembre 2023, celui que l’on compare souvent à Trump et Bolsonaro gagne les élections au deuxième tour avec 55,7 % des voix. « Avec un taux de participation nettement plus faible que d’habitude. » précise Marta.

« Une véritable catastrophe sociale »

À peine 10 jours après son élection, Javier Milei présente son « décret de nécessité et d’urgence», qui modifie ou abroge plus de… 300 normes comme les lois encadrant les loyers et empêchant la privatisation d’entreprises publiques. En mars 2024, le décret est rejeté par le Sénat. C’est la deuxième défaite législative du président en à peine… 3 mois, après le retrait de sa loi Omnibus, un ensemble de réformes ultra-libérales, en février.

Mais parallèlement à ses défaites, Milei applique des mesures dramatiques pour une grande partie de la population. À titre d’exemple, il coupe les vivres des banques alimentaires. « En 100 jours de Présidence Milei, l’inflation a explosé. On calcule un million de pauvres en plus par mois. Les gens ont faim. C’est une véritable catastrophe sociale. », explique Sonia.

« On calcule un million de pauvres en plus par mois. Les gens ont faim. C’est une véritable catastrophe sociale. »

Sonia Alesso, syndicaliste argentine

En ce qui concerne le secteur de l’éducation où Sonia et Eduardo son actifs, Milei augmente les financements de l’éducation privée, au détriment de l’enseignement public. « Il en est même arrivé à proposer de l’argent aux parents qui mettraient leurs enfants dans l’enseignement privé. Parallèlement, il diminue le budget des cantines scolaires et augmente le prix des fournitures », déplore Sonia.

Les droits des travailleurs et travailleuses attaqués

« L’Argentine est l’un des pays d’Amérique latine qui a conquis le plus de droits pour les travailleurs et travailleuses. » nous explique Eduardo. Le mouvement syndical y est très fort. Mais aujourd’hui, ce dernier vit des moments très difficiles. « La persécution du gouvernement est terrible. » ajoute Sonia.

À peine au pouvoir, Milei a proposé plusieurs réformes du droit du travail. Parmi celles-ci : réduire les indemnités de licenciement, limiter le droit de grève grâce notamment au « service minimum » et autoriser le licenciement de salariés ayant participé à un blocage. Concernant le droit de manifester, il a essayé de le limiter davantage en imposant, par exemple, des peines de trois ans et demi de prison ferme en cas de blocage de la circulation.

La réponse du mouvement syndical fut immédiate : grèves, manifestations, recours à la justice, plaintes à l’Organisation Internationale du Travail (OIT).

Résister, encore et toujours

Selon Marta, ily a plusieurs instruments qui permettent de répondre aux attaques du gouvernement. En premier lieu, la rue. « Quand il a essayé de faire passer son protocole qui criminalise les manifestations, les citoyens sont sortis dans la rue avec des casseroles. Le protocole n’est pas passé… ». Deuxième instrument : le Congrès. « Nous avons des camarades qui y représentent les travailleurs et travailleuses ». En troisième lieu, la justice. La Chambre nationale du travail a été saisie par la Confédération Générale du Travail (CGT) par rapport aux réformes du travail proposées par Milei. En janvier, la justice les a provisoirement rétorquées.

Ioanna Gimnopoulou
Journaliste, Syndicats Magazine

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