Les 13 et 14 avril s’est déroulée à Virton, au Cinéma Patria, la première édition du festival du film engagé « Action ! », organisé par le CEPPST (Centre d’éducation permanente et de promotion sociale des travailleurs), la régionale du CEPAG en province du Luxembourg. Parmi les films à l’affiche : Tori et Lokita, le dernier film poignant des frères Dardenne, honoré du prix spécial du 75e Festival de Cannes. Découvrez quelques extraits de l’interview des célèbres réalisateurs, Jean-Pierre et Luc Dardenne, au micro de Yannick Bovy, pour Syndicats Magazine.
Qu’avez-vous cherché à susciter dans l’esprit des spectatrices et spectateurs en réalisant ce film ?
Luc Dardenne: « Nos deux personnages sont des amis. Cette amitié extraordinaire entre ces deux MENA (Mineurs étrangers non accompagnés) est la lumière du film, son foyer, et ça touche les spectateurs. Ça suscite chez eux un sentiment de révolte par rapport à l’injustice que ces jeunes subissent et à l’état d’abandon dans lequel ils sont laissés par nos Etats. On essaye de toucher le spectateur au plus profond. Qu’il fasse un transfert ; qu’il devienne un jeune migrant, qu’il vive son histoire, sa souffrance, son désir de justice. Qu’il devienne lui, ou elle. Mais l’idée est aussi que les spectateurs se disent : ‘Les migrantes, les migrants ne sont pas une menace.’ Qu’ils voient en eux des amis, plutôt que de soi-disant dangereux migrants/profiteurs qui viennent chercher du travail.
Dans la politique migratoire concernant les MENA, il y a une sorte d’aberration : les Etats qui adhèrent à la Convention de Genève, dont la Belgique, doivent protéger les enfants jusqu’à leurs 18 ans. Mais à 18 ans, c’est fini. S’ils n’ont pas encore leurs papiers, on leur demande de quitter le territoire. C’est terrible. Certains se tournent alors vers des réseaux clandestins, alors qu’ils allaient peut-être décrocher un diplôme… Si le film pouvait avoir une influence vis-à-vis des hommes et femmes qui dirigent l’Europe, ce serait formidable. »
Jean-Pierre Dardenne: « On est dans un contexte hostile par rapport aux migrants. Parmi nos films, celui-ci est le plus dénonciateur. On dénonce la situation que subissent ces enfants. A la fin du film, Tori dit quelque chose par rapport à ce qui est arrivé à sa sœur. Je ne vais pas le dévoiler ici. Mais ce qui arrive à Lokita est profondément injuste. C’est de la violence administrative. En tant que cinéaste, on ne doit pas se noyer dans les généralités et dans les procès d’intention. Il faut partir d’un cas précis, comme celui de Tori et Lokita, pour montrer que les autres enfants ont aussi leur place. »
On vit une période de crises multiples : sociale, économique, migratoire, climatique, démocratique avec la montée de l’extrême droite… résultant des mécanismes destructeurs du capitalisme. Comme toujours, ce sont les plus démunis qui en payent le prix fort. Comment vivez-vous cela ? Est-ce un constat d’échec pour le cinéma engagé, l’éducation populaire, les luttes sociales, syndicales,… ?
Luc :« Je ne pense pas qu’on ait perdu la bataille. Si l’on se compare à d’autres pays non européens, je pense que l’Europe a progressé. En matière de droits humains, notamment. On a des Etats politiquement démocratiques, même si les inégalités sociales restent fortes et que le capitalisme n’a fait qu’augmenter depuis les années 80.
Mais je ne ferais pas un tableau trop noir. Parce que ça, ça fait les choux gras de l’extrême droite. Ce qui est particulier aujourd’hui avec l’extrême droite, c’est qu’elle a des programmes sociaux qui séduisent des gens qui furent à gauche et qui maintenant votent pour elle. Par exemple, le Vlaams Belang prône 1.500 euros de salaire minimum. Marine Le Pen parle de pouvoir d’achat. Ils ont réuni l’aspect social et l’aspect sécuritaire : la peur de l’autre, de l’« étranger ». Il faut bien réagir contre ça et ne pas être pris dans leur piège. Je ne considère pas qu’on soit battus, mais on ne doit pas non plus se reposer. Il y a toujours des problèmes urgents, comme l’accès au logement, à la santé… Il faut continuer à se battre. »
Est-ce que ces circonstances, ces crises successives, vous amènent à questionner votre manière de faire des films?
Jean-Pierre : « Tori et Lokita est le film où le côté dénonciateur est le plus visible. Les films que nous faisons mettent au centre des personnes invisibilisées, marginalisées. C’est un regard sur la société, sur ce qui fonctionne bien ou pas. »
Luc : « La situation est grave mais on continue. On n’a pas peur de l’extrême droite, on lui dit ‘merde’. Je l’ai vu tout à l’heure, avec la réaction des jeunes. Il faut rester confiants. ‘Pessimistes par la raison, optimistes par la volonté’, comme disait Antonio Gramsci, intellectuel et théoricien politique Italien. Nous, en tant que cinéastes, on a besoin de penser que le film qu’on fait sert à changer quelque chose. Qu’il va permettre aux gens qui vont le voir de réfléchir, de découvrir, de vivre des choses qu’ils n’auraient pas vécues. »
« La situation est grave mais on continue.On n’a pas peur de l’extrême droite, on lui dit ‘merde’. »
— Luc Dardenne, Réalisateur
Jean-Pierre : « Aujourd’hui l’extrême droite se bat pour l’hégémonie culturelle. A certains endroits elle l’a gagnée, provisoirement. Le festival que le CEPAG organise, dans lequel des films comme Tori et Lokita peuvent circuler, est un signe d’espoir. C’est encourageant. Ça donne la possibilité à toute une série d’étudiants et d’étudiantes de découvrir des problématiques auxquelles leur milieu n’est pas forcément habitué. Ce sont des chocs importants. Une des meilleures façons de combattre l’extrême droite. »
Fin des années 70 vous avez réalisé des documentaires sur la résistance antinazie en Wallonie. Comment voyez-vous le combat antifasciste en Wallonie aujourd’hui ?
Luc : « La Wallonie a une longue histoire ouvrière. Un taux de syndicalisation important. Il y avait les coopératives, les maisons du peuple, les mutuelles, les syndicats… Les gens se voient, se parlent, on discute, les enfants viennent aux manifestations… »
Jean Pierre : « Les mutuelles, les syndicats, le parti, jouent un rôle important. Il n’y a pas vraiment la place pour un discours d’extrême droite, car il y a un réseau énorme de soutien, de solidarité. Ce réseau donne un sentiment de sécurité, un filet à la population. L’extrême droite s’infiltre lorsqu’il y a des trous dans ce filet. »
« En Wallonie, les mutuelles, les syndicats, le parti, jouent un rôle important. Il n’y a pas vraiment la place pour un discours d’extrême droite, car il y a un réseau énorme de soutien. »
— Jean-Pierre Dardenne, Réalisateur
Que pensez-vous des attaques de plus en plus agressives sur les luttes sociales, syndicales ?
Jean-Pierre : « Le syndicalisme a du répondant. Mais toutes ces affaires de criminalisation de leur action, c’est d’une perversion terrible. Ce sont des procès politiques. »
Luc : « Les représentants politiques doivent s’assurer que l’on ne puisse pas empêcher l’exercice du droit de grève. Le discours de la droite par rapport à la notion de justice sociale est dangereux. Alors qu’au niveau de la sécurité sociale on reste un des pays qui en Europe reste solide, non déstructuré. »
L’engagement, en général, est-il l’avenir de l’humanité ? A-t-on d’autre choix que d’être engagé.e ?
Jean-Pierre : « Les temps sont difficiles. Dans certains pays européens l’extrême droite est au pouvoir – Meloni en Italie, Orban en Hongrie, etc. »
Luc :« En tant que citoyen il faut être engagé : à l’école, dans la rue,… Par rapport à des problématiques telles que le logement des migrants par exemple. C’est une manière de vivre. On doit se tenir au courant et réagir, au quotidien. Aujourd’hui, quand on veut exclure un enfant migrant et sa mère d’une école, il y a des gens qui se mobilisent et qui disent non. Je trouve ça formidable. Ce ne sont pas des militants, mais ils réagissent contre l’injustice.
Il y a des gens dans la résistance, par rapport au travail, par exemple. Il y a une vraie détermination et de l’intelligence. Je crois beaucoup à la transmission de génération en génération. Les femmes qui se sont exprimées à la radio pour les travailleuses et travailleurs de Delhaize, il y a quelques jours, savent de quoi elles parlent, elles sont déterminées. Je suis content d’entendre ce discours. C’est de l’éducation populaire, le fruit de votre travail. Voilà pourquoi le budget pour l’éducation permanente doit augmenter. »
Lecture précieuse où les reflexions et remise en questions sont importantes. Lutter pour un monde « juste ». Tout Etre Humain a besoin de chacun d’entre nous. La solidarité, une clef importante, à ne pas oublier.