« Le ‘management’ tente de faire accepter la dégradation des conditions de travail » : contre-guide et résistances

« Le ‘management’ tente de faire accepter la dégradation des conditions de travail » : contre-guide et résistances

Après « Le travail, une question politique » paru en 2013[1] et « Travailler aujourd’hui. Ce que révèle la parole des salariés », sorti en 2017[2], Nicolas Latteur, sociologue et formateur au CEPAG, publie son troisième ouvrage consacré au travail, son monde et son évolution. Entretien autour de « Critique populaire de l’exploitation. Ce que devient le travail » paru en octobre dernier aux éditions Le Bord de l’eau.

Tu en es maintenant à ton troisième livre consacré au travail, y a-t-il un fil conducteur qui les relie ?

En tant que formateur au CEPAG, j’ai été frappé à de nombreuses reprises par les récits que j’y entends. Comment les travailleurs et travailleuses vivent le travail, comment les conditions de travail se dégradent et à quel point cette dégradation est peu parlée, peu médiatisée. Le fil conducteur de ces trois livres, c’est l’invisibilité dans laquelle est plongé le monde du travail.


« Le fil conducteur de ces trois livres, c’est l’invisibilité dans laquelle est plongé le monde du travail. »

— Nicolas Latteur, sociologue et formateur au CEPAG

Le premier, « Le travail, une question politique », décodait les formes d’organisation du travail et montrait comment elles tentent de mettre le travail au service du capital. C’est une question politique. Ce que l’on produit, en quelle quantité et dans quelles conditions, tout cela a un impact gigantesque sur l’ensemble de la société.

Le deuxième, « Travailler aujourd’hui, ce que révèle la parole des salariés », partait d’un constat : dans le champ politique et médiatique, on n’entend pas parler les salariées et salariés. On parle d’eux, à leur place. L’objet du livre, c’était justement que le travail soit dit par eux, via 40 récits qui nous plongent dans la manière dont on travaille, ce que les personnes vivent, comment ils décrivent les rapports sociaux de travail. Et ça nous confronte directement à la dégradation des conditions de travail, mais aussi aux formes de résistance qui se construisent.

Et ce dernier ouvrage, Critique populaire de l’exploitation ?

Je pars des réflexions des salariés recueillies au travers d’une centaine d’entretiens pour former une critique des visages contemporains de l’exploitation capitaliste. La première partie est un véritable contre-guide du management, par opposition à tous les guides de management qu’on trouve en librairie. Toutes ces formes de management se promettent de réinventer le travail et d’apporter le bonheur aux salariés. En réalité, ces derniers sont nombreux à ne pas adhérer à une telle fable. Car le travail, c’est un lieu de lutte, de combat, de rapports contradictoires où on est confronté à des directions parfois chargées de certains objectifs, comme la diminution des coûts de production, qui désorganisent le travail.

Des méthodes sont mises en place pour essayer de faire en sorte que les travailleurs acceptent des dégradations de leurs conditions de travail. Mais ils comprennent très bien ce qui leur arrive. C’est donc un monde en lutte, pas un monde paradisiaque. Un monde dans lequel les travailleurs et les travailleuses essayent de résister à leur exploitation, parfois en y parvenant, parfois pas. Un monde où le travail est à la fois une source d’affirmation de soi, de construction de son identité, mais aussi un lieu d’exploitation et d’aliénation.

C’est donc un monde en lutte, pas un monde paradisiaque. Un monde où le travail est à la fois une source d’affirmation de soi, de construction de son identité, mais aussi un lieu d’exploitation et d’aliénation.

Nicolas Latteur, sociologue et formateur au CEPAG

Tous les secteurs d’activité sont-ils représentés dans les entretiens ?

On ne peut jamais être exhaustif mais il y en a quand même beaucoup, aussi bien privés que publics, industriels, de commerce, de services, de logistique, de restauration, de nettoyage, de gardiennage… Je ne peux pas tous les citer.

La deuxième partie du livre, qui s’intitule « Essentielles et méprisées », se penche plus spécifiquement sur le public et le non-marchand. On y découvre les coûts de la chasse aux coûts dans les services publics, l’enseignement, l’aide sociale, les soins de santé, la culture ; les dégâts générés par les politiques d’austérité, la dégradation de la qualité des services pour les populations ainsi que les coûts pour les travailleuses et travailleurs. Ceux qui travaillent dans le social expliquent aussi qu’on n’attend plus tellement d’eux qu’ils accompagnent les populations mais plutôt qu’ils les contrôlent et sanctionnent.

Pour résister à cette « disciplinarisation » des populations précarisées, certains adaptent leurs pratiques, redéfinissent le travail afin qu’il corresponde à des principes politiques et éthiques centrés sur la garantie des droits des populations : droit à l’aide sociale, à la culture, aux services publics… Cela les préoccupe fortement, que ce soit dans le travail social, l’enseignement, la culture, en maison de repos ou dans un hôpital. J’appelle ça la résistance du travail sensible. C’est souvent grâce à cette résistance que le service se fait, que les droits sont garantis. Parce que généralement, les méthodes d’organisation du travail inviteraient plutôt à bafouer des droits. C’est cette résistance qui permet de les garantir.

Y a-t-il un entretien qui t’a plus marqué ?

Le livre a commencé avec un entretien avec une prépensionnée de 63 ans, qui, comme travail complémentaire, faisait du nettoyage dans une entreprise de pompes funèbres. Quand je lui ai demandé comment elle gérait cette confrontation avec la mort, elle m’a répondu : « Vous allez peut-être me prendre pour quelqu’un de pas tout à fait normal, mais moi, je parle aux cadavres, je parle aux défunts. Je leur dis : ‘Tiens, tu es bien habillé ou je vais te remettre tes fleurs’. Évidemment, je sais bien que les personnes ne vont pas me répondre, mais c’est en même temps quelque chose que je construis pour rester vivante parmi les morts ». Elle prend soin des morts mais aussi des familles qui viennent les visiter. Cet entretien m’a vraiment invité à explorer cette résistance du travail sensible.

Les stratégies de résistance sont-elles plutôt individuelles ou collectives ?

Les deux peuvent cohabiter, mais le collectif est évidemment primordial. Dans la troisième partie, les témoignages détaillent la violence à laquelle sont confrontés ceux et celles qui essayent de faire valoir les droits les plus élémentaires. Comment les transformations du travail conduisent à se réorganiser collectivement, syndicalement. Pour faire du syndicalisme dans des entreprises complètement éclatées, il faut tisser du lien entre les travailleurs dispersés. Des résistances ont parfois du mal à se faire entendre et restent minoritaires. Mais d’autres luttes arrivent à obtenir gain de cause, parfois au sein des organisations syndicales, parfois en dehors, parfois en expérimentant de nouvelles formes d’action.

Selon toi, comment le travail va-t-il évoluer dans un avenir proche ?

On nous annonce souvent un avenir sans les salariés : robotisation, automatisation, suppression d’emplois… À mon avis les entretiens et le livre démontrent que ces hypothèses sont fausses : la fabrique du travail et de son avenir ne pourront pas se faire sans les travailleurs et les travailleuses.

La philosophe Isabelle Stengers dit qu’il nous faudra guérir des milieux qui nous ont abîmés. Les conditions de travail ne détruisent pas totalement, mais elles abîment. L’humiliation, l’infériorisation, l’aliénation, les violences sont souvent quotidiennes pour beaucoup. Une question centrale pour tout mouvement social, c’est de pouvoir inventer comment guérir des milieux qui nous ont collectivement abîmés pour mettre en place des formes de travail moins mutilantes et plus émancipatrices.

[1] Éditions Aden.

[2] Éditions du Cerisier.

Découvrez aussi les podcasts de l’émission « Opinions » de Yannick Bovy à ce sujet.

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