Joseph Ponthus, ouvrier intérimaire et écrivain, est mort le 24 février 2021 à 42 ans. L’auteur du magnifique roman « À la ligne – Feuillets d’usine » entremêlait fulgurance littéraire et militance artistique et populaire.
En lien, le magazine du CEPAG, lui rend hommage dans son nouveau numéro : « Quand art et militance s’entrecroisent à la ligne ». La parole y est donnée à d’autres artistes militantes et militants, « qui par la peinture, le chant, le dessin, le graph, l’écriture et tant d’autres façons de se raconter, rêvent d’embellir le monde et les manières de l’habiter. »
Quand l’usine rime avec poésie
Par Bruno Poncelet, formateur au CEPAG
L’amour est un train mystérieux qui vous emmène parfois loin en voyage. Ce train du cœur poussa un jour Joseph Ponthus à quitter Paris l’urbaine pour rejoindre les côtes bretonnes et vivre une belle histoire avec celle qu’il appelle tendrement son épouse. Une itinérance géographique qui fut aussi un grand saut dans le vide sur le plan professionnel : après avoir quitté son travail d’éducateur spécialisé en banlieue parisienne, Joseph Ponthus se retrouve à pointer au chômage et tourner en rond dans son salon en Bretagne. En désespoir de cause, il finit par s’inscrire dans une agence intérimaire pour connaître le lot de celles et ceux qui espèrent, autant qu’ils redoutent, un coup de fil de l’agence leur annonçant qu’ils vont enfin gagner de l’argent… à condition de plonger tête première dans les sombres abimes de la condition ouvrière.
« En tant qu’intérimaire L’embauche n’est jamais sûre Les contrats courent sur deux jours une semaine tout au plus Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire »
Au fil des ans, Joseph Ponthus enchaîne ainsi différents boulots dans des entreprises agroalimentaires allant du traitement de poissons et crustacés à différents postes de travail dans un abattoir… Partout, il est un humain chevillé à la cadence des machines, astreint à se plier aux exigences d’une organisation du travail sur lequel il n’a aucune maîtrise. Réduit à l’état de maillon anonyme d’une chaîne de production, son corps est soumis à de multiples pressions : froid intense d’ateliers réfrigérés, tonnes de marchandises à déplacer à la force des bras, mycose au pied due à des chaussures de travail fournies par l’usine mais non désinfectées en passant d’un ouvrier à l’autre, contact physique avec les tripes d’animaux abattus et projetées en l’air sous la pression du tuyau de nettoyage, mouvements répétitifs s’enchainant sous l’oeil lancinant d’une horloge qui semble ne jamais vouloir avancer…
« J’ai mal de mes muscles J’ai mal de cette heure de pause où je devrais être mais où je ne suis pas En fumant ma clope chez moi Je suis encore à l’usine »
Vues d’en bas, à hauteur de simple manœuvre, les desiderata et injonctions de la direction semblent parfois tomber des nues, comme si deux mondes étrangers se télescopaient par inadvertance. Mais comme l’un domine l’autre, l’impression d’étouffer est là. Elle gagne même en intensité lorsqu’on se retrouve contraint à travailler avec un tire-au-flanc qui ne fait pas sa part de boulot, ou qu’on est associé à un gars tellement amoché par la vie qu’il n’a plus aucun respect pour autrui. Heureusement, les coups de main spontanés et la solidarité entre collègues sont aussi au rendez-vous, tout comme les stratagèmes pour aider l’esprit à s’évader des murs de l’usine où le corps est enfermé.
« À l’usine on chante Putain qu’on chante On fredonne dans sa tête On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines On sifflote le même air entêtant pendant deux heures On a dans le crâne la même chanson débile entendue à la radio le matin C’est le plus beau passe-temps qui soit Et ça aide à tenir le coup »
Tenir le coup, Joseph Ponthus y est parvenu grâce aux plaisirs simples du quotidien : vivre avec son épouse, retrouver son chien Pok Pok, partager un apéro avec les amis, respirer l’odeur de la mer, etc. Mais cet épris de littérature eut aussi un passe-temps bien à lui : écrire. Quand le temps et l’énergie lui sont donnés, Joseph Ponthus rédige des feuillets d’usine. De courtes histoires où il raconte, dans un style sobre et efficace, son quotidien d’ouvrier. Qu’il parle de l’attente de la paie, du bonheur de déserter en refusant un intérim, des petits chefs qui se plient en quatre les jours d’audit, des grèves auxquelles il ne participe pas de peur de perdre son emploi précaire, des accidents du travail, du Journal d’un manoeuvre de Thierry Metz ou de la joie d’appliquer Karl Marx en pratiquant le « détournement artisanal » de crevettes ou de crabes finissant dans ses poches, le ton est toujours juste. Sa plume toujours belle dévoile un humain qu’on aurait aimé connaître, avec lequel on serait volontiers aller boire un verre. Pour parler de tout, de rien, peutêtre de projets et d’avenir…
« Je veux croire que l’usine J’y suis en transition En attendant de trouver mieux Même si ça fait un an et demi quand même que je ne trouve pas Je veux y croire Que je suis là sans y être. »
Cela a bien failli arriver. En janvier 2019, les feuillets d’usine de Joseph Ponthus sortent en librairie sous le titre « À la ligne ». D’emblée, sa poésie ouvrière fait mouche : son livre rafle six prix, et voilà que Joseph Ponthus se fait une petite place dans le monde littéraire.
Touchés par ses mots, des musiciens se lancent dans l’adaptation sonore de ses feuillets d’usine. Soudain un nouvel horizon professionnel semble s’ouvrir pour Joseph Ponthus. Mais la vie, comme l’usine, offre parfois de terribles rictus. Atteint d’un cancer, Joseph Ponthus meurt le 24 février 2021. Il avait 42 ans et encore toute une vie à vivre. Une vie qui ne sera plus. Restent ses mots. Sa plume à découvrir. Ses feuillets d’usine à partager autour de soi. Reste la poésie d’un merveilleux conteur narrant la beauté et la douleur d’être, en ce monde, un modeste ouvrier.
Toutes les citations sont extraites du livre de Joseph Ponthus, À la ligne (feuillets d’usine), Paris, éditions La Table Ronde, 2019.
Pour aller plus loin :
L’émission radio de la FGTB wallonne vous fait découvrir le contenu de cet En Lien consacré à l’art et à la militance avec Laura Vidotto et Bruno Poncelet, formatrice et formateur au CEPAG.
En Lien est à découvrir en le téléchargeant sur www.cepag.be/en-lien ou sur demande : communication@cepag.be