Droit de grève : un droit fondamental toujours menacé

Droit de grève : un droit fondamental toujours menacé

A chaque grève d’une certaine ampleur, les micro-trottoirs donnent la parole aux usagers fâchés des inconvénients qu’ils subissent, aux travailleurs empêchés de se rendre au travail. Les organisations patronales de leur côté fustigent l’irresponsabilité des grévistes. En brandissant le coût du manque à gagner que la grève représente. Les libéraux quant à eux reviennent avec la litanie du « droit au travail » des non-grévistes. Pourtant la grève est un droit fondamental, consubstantiel de la démocratie. Il a fallu le conquérir de haute lutte. Il est garanti aujourd’hui par les traités internationaux.

Cela n’empêche que le droit de grève – et à travers lui la force syndicale – est régulièrement remis en cause. Service minimum, requêtes unilatérales et exploits d’huissiers contre les piquets, condamnation de syndicalistes pour entrave méchante à la circulation, velléités d’imposer la personnalité juridique ou la responsabilité pénale aux syndicats, tout fait farine au moulin.

18e siècle: la grève mène en prison

Au début de l’ère industrielle, il n’était alors encore pas question de démocratie et encore moins de droit de grève.

Déjà en 1791, la loi Le Chapelier considérait comme séditieux « tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail ». Cette interdiction fut reprise dans le Code Napoléon en 1810. Faire grève vous conduisait tout droit en prison.

L’article 415 du Code pénal de 1810 punissait d’un emprisonnement d’un à trois mois « toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s’y rendre et d’y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux… ». Même la revendication salariale collective était donc hors la loi. En 1866, cet article 415 est remplacé par un article 310 à peine moins répressif. Les travailleurs se voient reconnaitre le droit de coalition et le droit de grève, mais ils ne peuvent porter atteinte « à la liberté de l’industrie ou du travail », ni manifester près de l’usine sous peine de sanctions…

Les grandes grèves

Autant dire que les grèves qui ont émaillé la lutte pour le suffrage universel – grèves « politiques » s’il en est, étaient bien entendu « subversives ». Il aura pourtant fallu passer par trois grèves générales en 1893, en 1902 et en 1913 organisées par le Parti Ouvrier Belge – et y ajouter quelques millions de tués pendant la guerre 14-18 et la peur que la révolution russe ne fasse tache d’huile – pour obtenir ce suffrage universel (masculin*) en 1919 et dans la foulée l’abrogation de cet article 310 du code pénal en 1921. 1921 verra aussi naître à l’initiative du ministre socialiste du Travail, Joseph Wauters, les premières commissions paritaires qui permettront un dialogue entre employeurs et syndicats et éviteront ainsi bon nombre de grèves. La concertation sociale : il suffisait d’y penser…

L’Entre-deux-guerres sera émaillé de quelques grandes grèves. Dont celle de 1936 qui débouchera sur la conquête des congés payés (pour tous, grévistes ou pas) dont aucun bénéficiaire ne peut se plaindre aujourd’hui.

Pacte social

Le Pacte social de 1944 remettra à l’ordre du jour la reconnaissance syndicale et la concertation sociale. Mais le législateur s’abstiendra de codifier le droit de grève, sauf pour certaines professions en vue d’imposer un service minimum (les militaires, le secteur de la santé), ou en limiter les dérives relevant du droit pénal.

Aujourd’hui, si le droit de grève n’a pas de base juridique en Belgique, il peut s’appuyer sur le droit international contraignant en droit belge :

  • la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH -article 11),
  • le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 8)
  • la Charte sociale européenne (CSE), dont l’article 6 protège le droit de négociation collective et de grève (article 6, 4º).

Ajoutons-y les délibérations de l’Organisation Internationale du Travail qui conclut que « le droit de grève doit être considéré comme un droit fondamental des organisations de travailleurs (syndicats, fédérations et confédérations), protégé au niveau international dans la mesure où il s’exerce de façon pacifique ».

* Les femmes n’auront le droit de vote qu’en 1948.

Guérilla autour du droit de grève

Le droit de grève étant juridiquement incontestable, les employeurs tentent par la bande d’en entraver l’exercice. Visés, les piquets de grève destinés à empêcher l’accès aux entreprises. La fin des années 1990 voit ainsi se multiplier les actions en justice. Le but? Empêcher les piquets en déposant des requêtes unilatérales en référé devant les tribunaux, sans que la partie adverse soit représentée.

Les employeurs obtiennent souvent gain de cause devant les tribunaux civils. Ce qui leur permet d’envoyer des huissiers qui imposent des astreintes aux grévistes des piquets qui refusent de bouger.

Le Gentlemen’s agreement

Pour calmer le jeu, le gouvernement annonce en 2001 un projet de loi pour encadrer le droit de grève. Celui-ci pousse les interlocuteurs sociaux à conclure en 2002 un « Gentlemen’s agreement » par lequel les syndicats s’engagent à recommander à leurs membres le respect des procédures (préavis de grève), de manière à favoriser la négociation et à s’abstenir de toute violence. De leur côté, les employeurs s’engagent à privilégier la négociation avant de s’adresser à la Justice.

Ce protocole d’accord n’empêchera ni les grèves, ni les piquets, ni les requêtes unilatérales, ni les recours en tierce opposition de la part des syndicats pour contrer les requêtes unilatérales et rétablir le débat contradictoire devant la cour.

En 2015, le ministre du Travail Kris Peeters essayera en vain de relancer la discussion pour une mise à jour de cet accord.

Les piquets au pilori ?

La bataille juridique va se déplacer sur le terrain international. En 2009, le front commun syndical et la Confédération européenne des Syndicats portent l’affaire des requêtes unilatérales devant le Comité européen des droits sociaux. Il leur donne raison en 2011. Les obstacles mis au fonctionnement des ‘piquets’ de grève, via la procédure dite de « requêtes unilatérales » constituent une restriction à l’exercice du droit de grève.

Le Comité ajoute que « L’article 6~4 de la Charte révisée comprend non seulement le droit de cesser le travail, mais encore, entre autres, celui de participer à des piquets de grève. Ces deux composantes méritent par conséquent le même degré de protection. ». Mais que « les activités de piquets de grève sont en général autorisées pour autant qu’elles restent de nature pacifique. »

Reste à voir ce que l’on entend par pacifique. La jurisprudence ira un peu dans tous les sens. Avec des différences marquées selon que la sentence émane d’un tribunal civil, plus sensible au droit de propriété de l’employeur, ou un tribunal du travail, qui a une corde plus sociale.

Service minimum

Les pouvoirs publics en tant qu’employeur ne sont pas en reste dans la guérilla contre le droit de grève. A défaut de pouvoir imposer une réglementation générale sur le droit de grève, le gouvernement a réussi à imposer le service minimum à la SNCB. Le Gouvernement Michel a fait voter la loi du 29 novembre 2017 ‘visant à assurer la continuité du service ferroviaire en cas de grève’. Cette loi organise une forme de service minimum en cas de grève, sans toutefois que des cheminots puissent être réquisitionnés. Puis suivra le service minimum dans les prisons.

Personnalité juridique

De nombreuses tentatives, que ce soient des propositions de loi ou des déclarations politiques, visent par ailleurs à imposer la personnalité juridique aux syndicats. Cela permettrait de les poursuivre en dommage et intérêts pour les dégâts économiques ou matériels consécutifs à une grève ou une manifestation.

Le retour du pénal

Quelques rappels…

·         – Le 24 juin 2016, la FGTB avait appelé à une grève interprofessionnelle nationale de 24 heures. Dans ce cadre, quatre voies d’accès au port d’Anvers avaient été fermées.

·         – En octobre 2015, jour de grève générale, 17 syndicalistes se sont rendus sur le Pont de Cheratte, à Liège, où la circulation était à l’arrêt.

Ces blocages ont donné à la Justice l’occasion d’intervenir dans le débat. Comment? En condamnant les syndicalistes présents pour « entrave méchante à la circulation ».  Pourtant, les actions d’Anvers et de Liège étaient de simples actions syndicales pacifiques. Des expressions de l’exercice de droits fondamentaux (le droit de grève et le droit à la liberté d’expression). 

La condamnation de ces syndicalistes, qui se base sur le droit pénal, est une sentence politique. Elle s’inscrit dans un cadre plus large : un climat de plus en plus hostile aux actions syndicales.

Nicolas Errante

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