« Travailler pour une application crée un faux sentiment de liberté »

« Travailler pour une application crée un faux sentiment de liberté »

« On s’est bien amusé, et j’ai gagné un peu d’argent aussi ». Une première bonne impression qui s’est vite transformée en frustration. Pendant un an, Herman Loos a revêtu la tenue turquoise si caractéristique des coursiers à vélo de Deliveroo. Il est l’auteur de l’ouvrage « Homo Deliveroo ».

Ce sociologue sportif avait déjà un long parcours à ce qu’il appelle le « bas de l’échelle » du marché du travail. Il a notamment travaillé comme aviculteur (élevage de volailles) pour un abattoir. Ou comme travailleur saisonnier dans un vignoble. Enfin, un job dans un centre d’appel l’a conduit au bord du burnout. « J’ai écrit un livre sur cette période : « Ressource humaine : la vie au bas de l’échelle du marché du travail européen ». J’ai régulièrement participé à des débats d’experts. Le métier de coursier, les conditions de vie de ces travailleurs, figuraient toujours parmi les thèmes abordés… Il était nécessaire pour moi de pouvoir comparer ce job avec d’autres. Je me suis dit : je vais franchir le pas. »

Vous avez commencé votre mission avec beaucoup d’enthousiasme…

« J’avais dans la tête que le travail de coursier à vélo n’était pas aussi mauvais que ce qu’on en disait. Pendant mon séjour en France, j’ai eu du mal à trouver ma place sur le marché du travail. Dès lors, après ma première soirée en tant que coursier pour Deliveroo, j’étais presque euphorique. Je me disait que c’était très amusant et que j’allais aussi gagner de l’argent. »

Commençons par le début. Où avez-vous postulé pour cet emploi?

« Nulle part. Vous ne postulez pas, vous vous inscrivez. Vous fournissez quelques informations de base : nom, prénom, coordonnées bancaires… Vous envoyez une copie de votre carte d’identité et c’est tout. S’il y a une demande de coursiers à ce moment-là, vous pouvez immédiatement commander votre équipement et commencer à travailler. Vous installez l’application sur votre téléphone et c’est parti. »

Le début était plutôt positif pour Herman. Avec quelques « bonus pluie » et quelques euros de pourboires, Herman a pédalé l’un de ses premiers jours pour environ 55 euros, en un peu plus de deux heures et 30 kilomètres. 55 euros bruts.

« Tout ce qui est nouveau est intéressant pour moi. Un nouvel environnement, de nouvelles personnes. Mais vous découvrez vite où se trouve la limite entre le plaisir et la frustration. Les coureurs de Deliveroo sont payés à la commande. Vous vous rendez compte que vous attendez beaucoup. La nourriture n’est pas prête. Le client n’est pas chez lui. Il faut un certain temps avant de pouvoir mettre le doigt sur l’origine exacte de cette frustration. J’avais aussi l’impression que la situation s’empirait. »

Deliveroo fonctionne sur la base d’un algorithme. Un client passe une commande via l’application mobile dans un restaurant connecté. L’application enregistre la commande, la transmet au restaurant et l’algorithme appelle un coursier disponible pour apporter la commande du restaurant au client.

Ca fait quoi de travailler pour un algorithme ?

« Cet algorithme est vraiment une boîte noire. Personne n’en sait rien. Chaque coureur a ses propres théories sur son fonctionnement. Mais en vérité personne ne le comprend vraiment. À un moment donné, notre régime de travail a changé. Au départ, on devait fixer nos heures à l’avance. Les ‘bonnes’ heures ne sont pas faciles à obtenir, car il y a bien sûr de la concurrence sur ces créneaux. Mais une fois que vous avez commencé à travailler, vous pouvez être sûr d’obtenir un bon nombre de commandes. Ensuite, nous sommes passés à un système de ‘connexion libre’. Nous ne savions plus combien de coursiers étaient dehors en même temps. Parfois il y en avait beaucoup, et alors le temps d’attente entre les commandes pouvait être plus long. J’ai conservé un maximum de données sur tous mes voyages, notamment dans l’application Strava, pour suivre mes déplacements. C’était clair que les délais d’attente s’allongeaient. »

Combien gagniez-vous en tant que coursier ?

« Sur toute l’année, j’ai gagné un peu moins de 20 euros bruts par heure. Mais je devais payer des cotisations sociales. J’ai dû aussi utiliser cette somme pour acheter mon matériel, payer l’entretien du vélo, le smartphone, l’abonnement téléphonique, etc. »

« Au début, les choses allaient plutôt bien, mais rapidement, mes revenus ont diminué. L’une des raisons était le changement de régime de travail évoqué précédemment. Dans le premier régime, il y avait des primes à gagner. Par exemple, il existait ce que l’on appelait ‘une série’. Si vous faites un certain nombre de commandes à la suite, sans jamais refuser, vous obtenez un bonus. 10 séries rapportaient 10 euros de plus. Comme je n’ai jamais refusé de commande, j’ai pu percevoir cette prime assez souvent. Mais après cela, nous avions un bonus uniquement en période de pointe, généralement le vendredi ou le samedi soir. Il devenait beaucoup moins intéressant de livrer un lundi soir par exemple. Le principe des commandes « en séries » s’est effondré. J’ai dégringolé à 14-13 euros de l’heure. et à terme, à moins de 10 euros de l’heure. Bruts. »

Si les coursiers étaient payés correctement, est-ce que ce serait un bon job ?

« Ça pourrait l’être. Mais il faudrait alors que les salaires soient netttement plus élevés. Autre point sensible : l’imprévisibilité. C’est le plus gros problème à mon avis. Vous ne savez jamais combien de commandes vous recevrez, le temps que vous allez attendre sans être payé dans un restaurant, etc. Je travaille maintenant parfois comme coursier à vélo cargo à Louvain. C’est avec un contrat intérimaire, mais c’est au moins prévisible. Je sais à l’avance quand et comment je travaillerai et combien je serai payé. Avec Deliveroo, l’incertitude règne en permanence. La livraison, en elle-même, est un travail agréable, mais si vous voulez vraiment continuer à faire cela, vous devez chercher via des boutiques en ligne fiables ou des acteurs légitimes, au lieu de continuer à travailler pour cette application. »

Les coursiers Deliveroo travaillent en tant que travailleurs indépendants. Une nécessité pour la flexibilité, selon l’entreprise. « L’emploi idéal pour débuter », nous dit-elle. Vous faites du vélo et vous êtes payé pour ça. Vous pouvez planifier vous-même votre journée de travail ! Le job idéal? Pas du tout. De plus en plus de voix s’élèvent pour que les coursiers soient employés comme de véritables salariés. Car ils sont aujourd’hui des faux indépendants. « Travailler pour une application crée un faux sentiment de liberté. Vous avez la liberté de ne rien faire de toute la journée, mais si vous voulez gagner de l’argent, vous devez vous soumettre à l’algorithme. Si ça se passe bien, tant mieux. Vous faites votre travail et vous n’êtes pas contrôlé par un supérieur. Mais c’est juste une application qui vous contrôle. Dès que les choses deviennent plus difficiles, on constate les inconvénients du système. Si le travailleur perd 10 minutes à attendre dans un restaurant, il pense avoir droit à une compensation pour cela. En tant que travailleur indépendant, il pourrait facturer toute cette attente. Mais en réalité, il voit son salaire horaire fondre comme neige au soleil. Il peut toujours refuser la commande, mais alors il ne gagne rien du tout. »

« Autre problème : on ne peut pas discuter avec cette application. Si la fonction GPS présente un défaut, vous n’avez aucun moyen d’obtenir une réparation. Si le client n’est pas à la maison, vous pouvez l’appeler via l’application. Si vous tombez sur le répondeur, que faire ? L’application Deliveroo dispose d’une fonction de chat que les coursiers peuvent utiliser. J’ai entendu dire qu’elle était pilotée depuis Madagascar… Bref, quand quelque chose tourne mal, on n’est pas libre, on est surtout vulnérable. »

Comment voyez-vous l’évolution du secteur ?

« Je pense que ça peut aller dans les deux sens. Si les coursiers restent indépendants, il y aura toujours quelqu’un qui sera prêt à travailler pour moins cher. Ce sera une course absolue vers le bas. D’autre part, comment penser à un modèle durable ? Travailler aujourd’hui comme coursier pour Deliveroo n’offre aucune perspective de carrière. Dans une carrière normale, vous commencez en tant que junior, vous accumulez de l’expérience, vous pouvez éventuellement évoluer ou prendre des responsabilités supplémentaires si vous le souhaitez. »

La solution? « Il faudrait acter le fait que Deliveroo est une entreprise, avec des employés, et non une « plateforme ». Elle doit avoir une présence physique dans les villes où elle opère. Les cyclistes devraient pouvoir se rendre dans un hub ou une agence Deliveroo. Où ils pourraient obtenir un vélo, effectuer des réparations, trouver un soutien auprès d’un membre du personnel qui connaît bien la ville, avoir un service de ressources humaines. Si les coursiers veulent travailler à temps plein, ils doivent le faire en tant que salariés, avec des conditions de travail décentes. Les travailleurs à temps partiel méritent également des contrats décents et ne doivent pas être abandonnés à leur sort. Ce serait tellement plus humain que la façon dont les choses sont faites aujourd’hui. Chaque semaine, 70 à 80 heures de connexion pour gagner 1 300 euros brut…. Impossible. »

« Bien sûr, il sera difficile de construire un modèle durable tant que les clients pourront se faire livrer sans frais supplémentaires une boule de glace ou un cheeseburger du centre de Louvain à leur domicile à Heverlee. Cela vaut pour l’ensemble du secteur de la livraison à domicile. Il faut réfléchir à ce qui vaut la peine d’être livré… Et les livraisons spéciales à domicile ne devraient-elles pas devenir un peu plus chères ? »

Les coursiers à vélo sont-ils organisés ?

« Exceptionnellement, quand un incident se poursuit. Si un coursier maltraité d’une manière ou d’une autre, par exemple. Une groupe de coursiers peut alors décider de ne pas livrer de repas pendant une heure. Il est difficile d’organiser cela de manière structurelle. Beaucoup sont dans une position vulnérable et n’ont pas intérêt à ce que le système soit mis à mal… Cela ressemble parfois au syndrome de Stockholm… Quand les coursiers mènent une action, ils se mettent eux-mêmes des batons sur les roues. »

La lutte dépasser la seule organisation des coursiers. Elle doit être abordée dans son ensemble. Du personnel du restaurant aux livreurs : tout le monde a intérêt à réformer l’ensemble du secteur. « J’aimerais qu’il y ait un grand débat social. Que sommes-nous prêts à sacrifier pour obtenir un statut de salarié pour tous les travailleurs ? Avec mon livre, j’ai essayé de donner la parole aux coursiers. »

Des travailleurs du transport

L’UBT considère les coursiers à vélo comme des travailleurs du secteur des transports. « Ils constituent un groupe cible important pour nous », déclare Tom Peeters. « Tout comme les autres travailleurs de plateformes, comme les chauffeurs Uber. Le cœur du problème est que Deliveroo propose un faux travail indépendant. Selon Deliveroo, le temps que vous passez à attendre une livraison n’est pas du temps de travail, vous n’êtes donc pas payé. C’est une stratégie voulue de l’entreprise de ne pas construire une relation avec les coursiers. Distance physique, travail via une appli, absence de candidatures… Tout cela pour éviter qu’une relation de travail s’établisse entre Deliveroo et les coursiers. »

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