L’institutrice, moins bien considérée que le maître d’école, ou la dévalorisation des métiers « féminins »

L’institutrice, moins bien considérée que le maître d’école, ou la dévalorisation des métiers « féminins »

L’on ne peut que se réjouir de voir des professions se féminiser toujours plus. Des femmes embrasser de belles carrières. Pourtant, une médaille a toujours son revers. Ainsi, dans un vieux réflexe patriarcal, la société démontre une baisse de considération pour certains métiers, dès lors que ces derniers deviennent prétendument « féminins ». Par conséquent, les conditions de travail et de salaires en prennent aussi un coup. D’où vient cette tendance ?

Article paru en mars 2022, mis à jour: mars 2024

«  Il y a moins d’un siècle, quand et là où l’école apparaissait comme une promesse d’ascension sociale, l’enseignant était un maître. Un savant respecté, une autorité morale, un hôte de prestige. Il n’était pas grassement payé mais, très considéré, il se tenait sans rougir entre le médecin et le maire, au carrefour du savoir et du pouvoir. Devenir enseignant était une promotion, une source de fierté : on pouvait en rêver. »

Isabelle Marlier

Cette très belle description du métier d’enseignant nous vient d’une analyse d’Isabelle Marlier, publiée en 2016 par l’Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale (IHOES).

Un changement dans la perception

Aujourd’hui, étrangement, l’enseignant ne fait plus partie, dans l’opinion publique, de cette « élite » respectée. Le « Global Teacher Status Index » est une étude privée et internationale (menée dans 35 pays en 2018) sur le regard du grand public sur les métiers de l’enseignement. En termes de « respect pour la profession », le « Global Teacher Status Index » indique que « l’enseignement ne figure pas particulièrement en bonne place par rapport aux autres professions diplômées. Les directeurs d’établissement sont toutefois mieux classés que les enseignants du secondaire qui, à leur tour, sont mieux classés que les enseignants du primaire. » Les résultats montrent clairement que l’on est loin de la description de « maître » ou de « savant respecté » évoquée ci-dessus. Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Elément de réponse ; en 2021, 73  % des enseignants et membres du personnel de l’enseignement, en Fédération Wallonie-Bruxelles, tous réseaux/niveaux confondus (sauf universités) sont des femmes. Dans le fondamental, la proportion de femmes s’élève à 87%.

Les métiers du « care »

L’index montre également que dans la plupart des pays où la question a été posée, l’on place mentalement l’enseignant.e dans la même catégorie de métiers que le travailleur ou la travailleuse sociale ou l’infirmier/l’infirmière. Et quel est le point commun entre les secteurs de l’éducation, de l’action sociale et de la santé ? « Ce sont des services au public et à la personne : des métiers de l’humain et du soin au sens large, soit du ‘care’. Ce sont aussi, et surtout, des rôles aux trois-quarts assumés par des femmes ». Difficile dès lors de ne pas conclure que la féminisation des métiers des soins – au sens large – a directement entraîné cette perte de considération de la part du grand public.

Travail et salaire de femme

Un constat trop rapide ? Non. L’Histoire a prouvé que lorsqu’un métier devenait un « travail de femmes », il subissait une certaine dévalorisation, également monétaire. L’étude « She works hard for the money  », publiée par ETUI, ne dit pas autre chose. L’étude indique la « féminisation » des métiers qui étaient auparavant dominés par les hommes — tels que les banquiers, les employés de bureau, les enseignants — a souvent découlé sur une baisse de la rémunération et une dévalorisation du statut de ces professions. Cette sous-évaluation systématique du travail des femmes est au cœur de la persistance des inégalités salariales.

Un cercle vicieux? L’économiste Andrea Delannoy, spécialisée dans les questions d’égalités de genre, est également chroniqueuse pour le journal suisse « 24 heures ». En septembre 2023, elle y écrivait notamment que les métiers, quand ils deviennent très féminins, sont alors désertés par les hommes. « Les hommes évitent ou peuvent quitter les professions qui se féminisent parce qu’ils veulent éviter les emplois dont le revenu et le prestige sont réduits en raison d’un sex-ratio qui penche vers une prédominance féminine. En prévision d’une baisse de salaire et de statut, ou par crainte d’être déjà sous-payés, ils s’éloignent de ces professions. (…) Il est justement important de noter que la féminisation n’affecte pas seulement les femmes, mais a également un impact sur les hommes. » Et ensuite sur les petits garçons et jeunes qui, dans leur choix d’études, continueront à choisir des options qu’ils estiment « masculines ».

Le poids de la « vocation »

S’il est associé à des acquis sociologiques liés au système patriarcal, le manque de valorisation des professions largement occupées par des femmes trouve aussi une explication dans des éléments directement liés à la teneur de ces professions : les soins aux personnes. L’on peut donc lire ceci dans la même étude d’ETUI ; la triste tradition des bas salaires dans ces métiers est due – entre autres – à une certaine hésitation des travailleuses à faire valoir leurs droits. Qui s’ajoute à des difficultés structurelles, comme la tendance à sous-financer ces secteurs.

Prisonnières de l’amour

La théorie des « prisonnières de l’amour  » (décrite par l’économiste Nancy Folbre en 2001), en parle. Dans les métiers de soins, le patient (enfant, personne âgée, malade…) est bien souvent dépendant de sa « soigneuse ». Une relation de confiance, d’empathie, et parfois même d’affection sincère se développe entre les deux. En conséquence de quoi le bien-être du patient devient souvent prioritaire pour les soignants, avant la poursuite de leurs propres intérêts en termes de salaires et de conditions de travail. Ce dilemme entre «  amour  » et recherche de l’intérêt personnel rend l’action collective plus difficile. « En raison de la relation triangulaire spécifique entre le personnel soignant, le client et l’employeur, les actions de grève ont tendance à affecter les patients et leurs familles plutôt que les employeurs, qui peuvent même économiser en cas de grève. C’est donc l’éthique spécifique à leur profession et l’attitude à l’égard du bien-être de leurs patients qui tendent à entraver la volonté des soignants de défendre leurs intérêts par le biais d’une action collective. » (ETUI, She works hard for the money, 2019).

Une étude de Hussein sur les travailleurs de première ligne des soins en Angleterre illustre d’ailleurs le fait que de nombreux employeurs utilisent même cette éthique professionnelle spécifique pour normaliser les bas salaires, et même remettre en question la « vocation » des travailleuses qui contestent cette perception (Hussein 2017).

La crise récente a montré à quel point les « essentielles » ont fait tourner le monde et la société. Alors même que le virus faisait rage. Le monde syndical et féministe lutte au quotidien pour mettre un terme à ces pratiques et inégalités d’un autre âge.

Lire: Isabelle Marlier, « Enseignement : quand le féminin l’emporterait sur le masculin », Analyse de l’IHOES, n° 157, 2 juin 2016

Aurélie Vandecasteele
Rédactrice en chef, Syndicats Magazine, FGTB | Plus de publications

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