Société numérique, digitalisation. Rendez-vous ou paiement en ligne. « Votre ticket de caisse est dans l’application ». « Scannez le QR code ». Des réalités quotidiennes, omniprésentes. Beaucoup s’en accommodent. Certains adorent, jonglent avec les technologies. D’autres résistent et s’accrochent au papier. Et une partie de la population reste à la porte. Aux guichets fermés de la société numérique. Et n’ont tout simplement plus accès à leurs droits.
On évoque souvent la « fracture numérique ». Fracture qui se joue à plusieurs niveaux, à savoir l’accès « physique » à la technologie (disposer ou non d’un appareil), les compétences numériques ou la capacité à utiliser internet en toute sécurité, mais aussi, plus largement, l’accès à la lecture et à l’écriture. Or, sans la lecture et/ou l’écriture, impossible de consulter un site internet, d’envoyer un e-mail, de prendre un rendez-vous…
Des guichets ouverts, pas des robots
Voici quelques jours, c’était la journée internationale de l’alphabétisation. Une occasion pour le mouvement Lire et Ecrire de taper sur le clou. « Comme les usages numériques sont largement liés à une maîtrise de l’écrit, [ces personnes] sont, plus encore, impactées par ces transformations numériques et les inégalités sociales qu’elles induisent. Nous parlons ici d’un enjeu démocratique majeur : la perte de leurs droits ou du renoncement à les obtenir. »
Le numérique ne peut être l’option unique. Des alternatives humaines, accessibles et de proximité doivent permettre à tous les publics d’avoir accès à l’ensemble des services.
10% des adultes, au moins
En Belgique, une personne adulte sur dix a des difficultés à lire et écrire. « Il n’y a pas d’enquête précise sur la situation en Wallonie et à Bruxelles », nous explique Cécilia Locmant, chargée de campagne chez Lire et Ecrire. « C’est donc une estimation, basse, qui est basée sur des enquêtes menées dans des régions et pays aux réalités socio-économiques proches des nôtres. »
- Lire et Ecrire cite notamment une enquête sur les compétences des adultes, menée par l’OCDE en 2013. Elle évoque, pour la Flandre, un taux de 14 % de personnes âgées entre 16 et 65 ans ayant des difficultés à comprendre un texte suivi ;
- l’enquête sur les forces de travail de 2016 indique qu’en Belgique, 13,9 % de la population âgée de 15 ans ou plus n’ont pas de diplôme ou au maximum un diplôme de l’enseignement primaire ;
- enfin, l’étude française Information et Vie quotidienne, sur le taux d’illettrisme, menée en 2012 parmi les personnes âgées de 18 à 65 ans et scolarisées en France indique que 7 % de ces personnes sont en très grande difficulté avec l’écrit.
Les causes de ces difficultés? Elles sont nombreuses, et bien souvent liées à un parcours d’exclusion sociale, culturelle, économique… plutôt qu’à un problème individuel. En 2017, en Belgique, près de 15 % des enfants quittaient l’enseignement primaire sans le Certificat d’études de base (CEB). Les causes d’échec, toujours selon Lire et Ecrire, sont « liées à la relation difficile, voire antagoniste, entre une appartenance sociale et le « monde des savoirs scolaires », cela, dans le contexte d’un système scolaire particulièrement discriminant et inéquitable. »
Sensibiliser par l’art
En cette journée internationale de l’alphabétisation, Lire et Ecrire utilisait la prestation artistique comme moyen de sensibilisation et d’expression. Une troupe de théâtre – composée d’apprenants issus des différentes régionales du mouvement d’éducation permanente – jouait une pièce sur les dérives d’une société qui mise tout sur le numérique. Les acteurs et actrices en herbe ont été accompagnés par une compagnie théâtrale, le Tof Théâtre, pour la mise en scène. « L’écriture collective est basée sur des situations vécues. Une soixantaine de personnes de tout âge et de toute origine ont raconté leurs déboires quotidiens face aux ordinateurs et services en ligne. »
En résulte la pièce « Numérique, mon amour », qui était en ce 8 septembre jouée à Charleroi. Devant des invités particulièrement concernés par la question… « On a réussi à avoir Bénédicte Linard, ministre de la Culture et Mathieu Michel, secrétaire d’Etat à la digitalisation, à la représentation. C’est important qu’ils soient là, les apprenants y sont très sensibles. Nous espérons que cela sera porteur, mais la mobilisation continue, notamment à Bruxelles le 10 octobre », poursuit Cécilia Locmant.
L’humain d’abord!
Le 10 octobre en effet, une journée de mobilisation est prévue à Bruxelles, avec pour thème « Bxl numérique? L’humain d’abord! ». Rencontre-débat et manifestation sont au programme, ainsi que la pièce de théâtre. Le monde associatif défilera dès 14h, au départ de l’Albertine, pour dénoncer le projet d’ordonnance « Bruxelles numérique », qui a pour ambition de numériser les services administratifs. Pour les acteurs de l’alphabétisation, c’est fermer les yeux sur les difficultés d’une grande partie de la population bruxelloise. « Pour chercher un emploi, prendre rendez-vous à la commune, accéder aux services bancaires, il faut recourir à l’informatique. C’est compliqué pour près d’un Bruxellois sur deux. Pourtant, les autorités de la capitale entendent accélérer ce processus. Nous voulons une ville humaine, avec des guichets physiques et des services téléphoniques de qualité pour accéder à nos droits. »
La FGTB soutient le mouvement. « L’enjeu est énorme à Bruxelles », indique Estelle Ceulemans, Secrétaire générale de la FGTB-Bruxelles. « La précarité numérique, c’est autour de 40%. Car rappelons que ce n’est pas parce qu’on possède une tablette ou un iPhone qu’on sait les utiliser, et c’est certainement vrai dans le cas des contacts avec l’administration. On nous promet qu’il restera des alternatives, des guichets, mais il faut être vigilant. On a tellement basculé dans une ère numérique avec le covid, on a bien vu que certains services n’étaient plus du tout garantis pour toute une partie de la population. »
Et dans le monde?
C’est l’UNESCO qui le dit : 763 millions de jeunes et d’adultes ne disposaient pas des compétences de base en alphabétisation en 2020. Là encore, le contexte social et économique joue un rôle crucial. Et la crise covid, accompagnée de fermeture d’écoles et d’accès rendu complexe aux services de base, a accentué les difficultés. « Dans les pays à revenu faible et intermédiaire, la part d’enfants de 10 ans qui ne savaient pas lire et comprendre un texte simple est passée de 57 % en 2019 à près de 70 % en 2022. »