En mai 2025, le collectif Éconosphères publiait une note percutante au titre évocateur : « Un pognon de dingue ». Derrière la formule empruntée à Emmanuel Macron – qui visait les dépenses sociales – les auteurs retournent la critique : et si, en réalité, c’était le soutien public aux entreprises privées lucratives qui constituait le véritable gouffre budgétaire ? À travers une méthodologie rigoureuse, cette étude révèle l’ampleur méconnue de l’argent public transféré vers le secteur privé marchand en Belgique. Décryptage.
Un chiffre choc : 51,9 milliards d’euros en 2022
D’après les chiffres officiels, l’État belge et la sécurité sociale ont versé, en 2022, l’équivalent de 51,9 milliards d’euros aux entreprises privées à but lucratif. Cela représente 9,2 % du PIB national,17,6 % des dépenses publiques et 115 % des dépenses de santé et1,5 fois le budget total de l’enseignement.
Ce montant est d’autant plus saisissant qu’il excède largement les 15,7 milliards d’euros d’économies budgétaires que la Commission européenne exige de la Belgique à l’horizon 2029. Autrement dit, les marges de manœuvre budgétaires existent… mais elles sont aspirées par un soutien structurel aux profits privés.
Trois canaux principaux de soutien public
Les auteurs distinguent trois grandes catégories de transferts.
Premièrement, l’affaiblissement des normes fiscales et sociales qui représentaient 12 milliards € en 2023. Il s’agit de toutes les mesures qui réduisent les obligations fiscales et parafiscales des entreprises. Par exemple la baisse du taux de l’impôt des sociétés. Cette dernière est passée de 48 % dans les années 80 à 25 % en 2020. Mais aussi les réductions de cotisations sociales patronales, notamment via le « tax shift » du gouvernement Michel (2014-2018). Résultat : en 2023, ces deux mesures représentent un manque à gagner cumulé de 12 milliards d’euros pour l’État et la sécurité sociale.
Deuxièmement, les subventions directes (20,1 milliards € en 2023). Ces aides prennent plusieurs formes. Des subventions sur les produits, comme le soutien à l’éolien offshore. Des aides à l’investissement pour l’achat d’équipements, d’immobilier… Et enfin, des subsides salariaux tels que des réductions ciblées de cotisations, des dispenses de précompte et des aides régionales. Cette dernière représentait 13,7 milliards € en 2023. Ces subventions ne sont que très rarement conditionnées à des engagements en matière d’emploi, de transition ou de relocalisation.
Troisièmement, les réductions fiscales et parafiscales qui représentaient 21,7 milliards € en 2023. Ces « niches fiscales » sont recensées dans les inventaires du SPF Finances : déduction pour revenus définitivement taxés (RDT), déduction pour investissements, crédit d’impôt pour la R&D et remboursement d’accises (ex. diesel professionnel). Les entreprises bénéficient ainsi d’un traitement préférentiel leur permettant de réduire drastiquement leur contribution fiscale réelle.
Une dynamique structurelle de long terme
Depuis le milieu des années 1990, ce soutien public au privé est en constante augmentation. Les subventions salariales, par exemple, ont été multipliées par sept entre 1995 et 2023. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement de fond : la néolibéralisation de l’État belge. Ce processus se manifeste par le glissement de l’action publique vers un rôle de soutien aux logiques de marché. L’État devient garant des profits du secteur privé – quitte à réduire les moyens des services publics et de la sécurité sociale.
En 2003, le soutien public aux entreprises représentait 12 % des dépenses de l’État. En 2022, on frôle les 18 %. Cette hausse est d’autant plus marquée que les mécanismes de contrôle ou de conditionnalité des aides sont quasiment absents.
Des justifications économiques fragiles
Ce soutien massif est généralement justifié par trois arguments. L’effet prix : réduire le coût du travail permettrait d’augmenter la compétitivité et donc l’emploi. L’effet de substitution capital/travail : alléger le coût du travail inciterait les entreprises à conserver l’emploi peu qualifié au lieu d’investir dans l’automatisation. Et enfin, l’effet volume : la baisse des coûts permettrait de diminuer les prix, d’augmenter les ventes, et donc de soutenir l’emploi.
Mais ces théories résistent mal à l’analyse empirique. Rien ne garantit que les aides soient réinvesties dans l’emploi. Souvent, elles nourrissent les marges bénéficiaires ou les dividendes. Par ailleurs, l’effet de baisse des prix est très incertain : les entreprises ne réduisent pas leurs prix si la demande est au rendez-vous, même lorsque leurs coûts diminuent.
La récente fermeture de l’usine Audi à Bruxelles, malgré d’importants subsides reçus, illustre la fragilité de ces promesses d’emplois.
Un transfert de risque vers les travailleurs et travailleuses
Le constat central de l’étude est que ces aides publiques transfèrent une partie du risque de l’activité économique vers les pouvoirs publics – donc vers les contribuables. Alors que le capitalisme repose, en théorie, sur la prise de risque, le système actuel socialise les pertes tout en privatisant les profits.
Le contribuable, l’enseignant, l’infirmière ou le fonctionnaire paient, en réalité, une partie des salaires du secteur privé via les subsides salariaux. L’État se substitue aux employeurs pour garantir la rentabilité de leur activité, sans contrepartie sociale ou écologique crédible. Le contribuable, l’enseignant, l’infirmière ou le fonctionnaire paient, en réalité, une partie des salaires du secteur privé via les subsides salariaux.
Le contribuable, l’enseignant, l’infirmière ou le fonctionnaire paient, en réalité, une partie des salaires du secteur privé via les subsides salariaux.
Un appel à ouvrir le débat démocratique
L’un des apports majeurs de cette note d’Éconosphères est d’objectiver un débat souvent éludé. Jusqu’où est-il légitime d’utiliser l’argent public pour soutenir les profits privés ? Quelle efficacité réelle ont ces aides ? À quelles conditions doivent-elles être liées ? Et pourquoi l’austérité s’abat-elle toujours sur les services publics, jamais sur les cadeaux fiscaux aux grandes entreprises ?
Les auteurs appellent à un renversement de perspective : non pas réduire les dépenses publiques, mais interroger leur finalité. Plutôt que de continuer à subventionner massivement un modèle économique extractif, pourquoi ne pas rediriger ces moyens vers la transition écologique, les services publics ou la réduction du temps de travail ?
Plutôt que de continuer à subventionner massivement un modèle économique extractif, pourquoi ne pas rediriger ces moyens vers la transition écologique, les services publics ou la réduction du temps de travail ?
Conclusion : une question de choix politiques
L’étude « Un pognon de dingue » ne se contente pas de dénoncer l’ampleur du soutien public au privé. Elle en expose les logiques, les bénéficiaires et les conséquences. Elle met surtout en lumière un fait essentiel : derrière la prétendue « nécessité » de ces aides se cachent des choix politiques, qui méritent d’être débattus publiquement.
Le moment est venu de reposer cette question centrale : à quoi doit servir l’argent public ? À garantir des profits privés… ou à construire collectivement un avenir soutenable et solidaire ?
Lisez l’étude complète ici.