Chaque année, le 28 avril, la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail, instaurée par l’Organisation internationale du Travail (OIT) en 2003, met en lumière les défis et avancées en matière de prévention des accidents et maladies professionnelles. En 2025, cette journée s’intéresse à un sujet particulièrement actuel, avec pour thème : « Révolutionner la santé et la sécurité : le rôle de l’IA et de la numérisation au travail ». Autrement dit, comment les technologies numériques, en particulier l’intelligence artificielle (IA), transforment-elles les conditions de travail ? Pour le meilleur… ou pour le pire ?
Opportunités et risques
« La numérisation et l’automatisation ont des effets sur des millions d’emplois dans le monde, en offrant
des occasions sans précédent d’améliorer la sécurité et la santé au travail. L’automatisation et les
systèmes de surveillance intelligents peuvent réduire l’exposition aux dangers, prévenir les accidents
du travail et améliorer les conditions de travail en général. Néanmoins, des politiques proactives sont
nécessaires pour gérer les risques potentiels. » C’est ainsi que l’OIT introduit son rapport et donne le ton : si les opportunités semblent infinies, il faut rester vigilant, et contrer les risques inhérents à ces technologies.
Robotique de pointe
Opportunités, d’abord. Grâce à des outils de plus en plus performants, notamment en matière d’automatisation et de robotique de pointe, les travailleurs peuvent désormais éviter l’exposition à des environnements à haut risque. « Ces systèmes comprennent des robots industriels tels les bras robotisés utilisés pour des tâches répétitives et dangereuses, ainsi que des innovations modernes comme les robots mobiles autonomes, les drones, les exosquelettes et les robots collaboratifs (cobots) qui travaillent aux côtés des humains pour renforcer l’efficience et la sécurité », indique encore le rapport de l’OIT.
Remuer du métal en fusion, collecter des déchets dangereux, travailler dans des milieux contaminés, soulever des charges très lourdes, effectuer des mouvements répétitifs, autant d’exemples de tâches que les robots, aujourd’hui, peuvent assumer, évitant ainsi des accidents et blessures graves, parfois mortels.
La technologie au service de l’humain: des exemples
Travaux dangereux ou endroits inaccessibles | Les drones, ou véhicules aériens sans pilote, peuvent intervenir là où le risque est trop grand : zones toxiques, hauteurs, environnements extrêmes… Ils sont aussi de plus en plus utilisés en agriculture, notamment pour la pulvérisation de pesticides, limitant l’exposition des agriculteurs à des produits nocifs.
Capteurs | La surveillance intelligente et l’analyse des données issues de capteurs portés sur le corps permettent une détection en temps réel de situations critiques, qu’il s’agisse de températures extrêmes, de stress physiologique ou d’exposition à des agents chimiques.
Agriculture de précision | Grâce aux avancées technologiques (GPS, IA, caméras multispectrales), les drones agricoles permettent un traitement ciblé, rapide et sécurisé des cultures.
Réduction de la pénibilité physique | Les exosquelettes gagnent du terrain dans la construction, l’agriculture ou l’industrie. Ils soulagent le dos et les jambes, réduisent les troubles musculosquelettiques.
Robotique dans les soins de santé | Des robots aident à diagnostiquer, désinfecter, déplacer les patients ou même effectuer des tests médicaux. Pendant la pandémie, des robots ont permis de réaliser des dépistages COVID sans contact. En chirurgie, la robotique améliore la précision et réduit la charge physique des praticiens.
Automatisation des tâches répétitives | Dans les bureaux, les usines ou les services publics, l’IA et les robots peuvent prendre en charge les tâches administratives et logistiques: formulaires, traitement de données, réponses automatisées… Dans le secteur éducatif ou médical, cela libère du temps pour se concentrer sur l’humain.
Moins de stress, plus de sens | L’automatisation peut réduire la charge mentale, renforcer le contrôle des salariés sur leur travail, et valoriser les tâches à plus forte valeur ajoutée.
Des risques à ne pas sous-estimer
On le voit, la robotique, l’automatisation ou l’IA promettent de réduire la pénibilité et d’améliorer la sécurité au travail. Cela implique toutefois que ces technologies soient bien utilisées, correctement encadrées, et adaptées à l’ensemble du monde du travail. Car tout n’est pas rose.
Risques physiques
L’introduction de robots, drones ou exosquelettes dans le travail peut ainsi générer des accidents liés à des défaillances techniques, des erreurs de programmation ou une mauvaise interaction homme-machine. Mal conçus ou mal ajustés, ces dispositifs peuvent provoquer des troubles musculosquelettiques, des blessures ou des chutes. Les femmes sont ici particulièrement concernées : beaucoup de technologies robotiques et d’exosquelettes sont encore conçus sur la base de morphologies masculines, ce qui peut entraîner un inconfort, une fatigue accrue, et un risque de blessure plus élevé pour les utilisatrices.
Stress et technologie
Au-delà des risques physiques, l’automatisation modifie l’organisation du travail. Elle peut réduire l’autonomie, intensifier les rythmes, fragmenter les tâches, et accroître la charge mentale, en particulier pour les travailleurs et travailleuses en charge de la supervision ou de l’entretien des machines. Les personnes plus âgées ou moins formées peuvent aussi rencontrer des difficultés d’adaptation, nourrissant un sentiment d’insécurité professionnelle ou de stress technologique. Enfin, la dépendance aux systèmes automatisés soulève des enjeux de cybersécurité et de perte de compétences.
Numérisation, télétravail, travail hybride…: du + et du –
L’intelligence artificielle a – relativement récemment – fait son entrée dans de nombreux autres métiers que ceux dits « à haut risques ». La pandémie a largement accéléré le processus, amenant de nombreuses formes de travail hybride.
L’essor du travail en ligne, du télétravail et des plateformes numériques transforme en profondeur non seulement la manière de travailler, mais aussi les lieux où s’exerce l’activité professionnelle. Dans certains cas, le travail à distance favorise l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Ou encore contribue à une meilleure inclusion, notamment pour les personnes en situation de handicap ou à mobilité réduite.
En parallèle cependant, cette évolution peut conduire à une augmentation de la charge de travail, de nombreux télétravailleurs indiquant ne plus jamais « quitter le travail », puisque le boulot et la maison, désormais, ne font qu’un. Autre conséquence possible: un isolement social accru, une perte de connexion avec les collègues. Le travail en ligne implique aussi une potentielle surveillance numérique renforcée, avec un risque pour la vie privée. Enfin, le poste de travail « mobile » non adapté peut générer des risques ergonomiques. Quant aux travailleurs des plateformes, ils se heurtent souvent à une insécurité professionnelle persistante, à l’absence de protection sociale et de dispositifs de santé et de sécurité au travail, ainsi qu’à des horaires de travail imprévisibles. Autant de facteurs qui peuvent altérer leur santé physique et mentale.
Adaptation et inégalités
L’OIT, si elle salue largement les progrès technologiques en matière de santé et sécurité, appelle à une vigilance accrue. Le stress technologique s’impose comme un défi majeur. L’adaptation constante aux outils numériques, la peur de l’obsolescence professionnelle, la surveillance permanente induite par la gestion algorithmique du travail, ou encore l’effacement des frontières entre vie privée et vie professionnelle peuvent fortement affecter la santé mentale et l’équilibre de vie des travailleurs. Le rapport souligne également que certaines technologies de pointe présentent des inégalités d’accès, notamment entre travailleurs qualifiés et non qualifiés.
Tout a un prix, et celui du numérique est élevé
Chaque médaille a son revers. Le numérique n’échappe pas à la règle. Si la technologie permet, en nos contrées, de protéger de nombreux travailleurs contre des dangers mortels, il n’en va pas de même du côté de celles et ceux qui se trouvent en amont de la chaîne. Les travailleurs du secteur de la production technologique, tels que les mineurs de cobalt ou de lithium, opèrent fréquemment dans des conditions extrêmement dangereuses, exposés à des substances toxiques ou à des environnements insalubres. Dans le secteur informel, les travailleurs du recyclage de déchets électroniques sont également confrontés à de graves risques chimiques.
« Plus de la moitié de l’offre mondiale de cobalt, une ressource utilisée dans les dispositifs électroniques portables et les batteries rechargeables, provient de la République démocratique du Congo, où l’extraction de ce minéral est liée à des activités informelles impliquant le recours au travail des enfants, des risques pour la sécurité, des atteintes à l’environnement et de la corruption. » – OIT, 2025
Les petites mains du numérique
« Des technologies numériques comme l’IA sont souvent alimentées par des millions de travailleurs
mal payés, qui exécutent des tâches répétitives dans des conditions difficiles. « , poursuit l’OIT dans son rapport.
Dans les chaînes de valeur numériques, en effet, les annotateurs de données, les modérateurs de contenu ou encore les développeurs d’intelligence artificielle sont souvent confrontés à des charges de travail élevées, à une fatigue psychologique intense et à une surveillance accrue. Souvent sans bénéficier de protections sociales et sanitaires adéquates. Nombre d’entre eux relèvent de l’économie informelle.
Impact énergétique
L’automatisation et l’intelligence artificielle posent des défis environnementaux majeurs. Citons la hausse de la consommation énergétique et l’empreinte carbone croissante des technologies numériques. « Les centres de données basés sur l’IA, nettement plus énergivores que les applications cloud types, devraient faire augmenter les émissions de carbone et la consommation d’eau mondiales, ce qui souligne la nécessité de pratiques durables pour leur fonctionnement« , recommande l’OIT.
L’importance du collectif
Alors un monde numérique et durable, c’est possible ? Pour qu’elle soit juste, cette transition devra impliquer l’ensemble des travailleurs et travailleuses, et leurs représentants. Le dialogue social doit encadrer l’usage – et la production – des outils technologiques et de l’intelligence artificielle. Qui doivent être utilisés en toute transparence. La production, l’utilisation et l’élimination des technologies numériques doivent se faire dans le respect de la santé humaine et de la planète. Construire un futur du travail sûr, juste et durable pour toutes et tous. Cela passe par une gouvernance collective et responsable du changement technologique.