Quand la haine devient virale

Quand la haine devient virale

Immersion dans l’usine à idées de l’extrême droite numérique

Le 14 mai dernier, le CEPAG de Mons Borinage a eu l’excellente idée d’inviter Pierre Plottu et Maxime Macé, journalistes à Libération, pour présenter leur ouvrage « Pop Fascisme – Comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle en ligne ». Après avoir assisté à leur conférence, nous nous sommes procuré ledit bouquin. Présentation.

Pop fascisme, publié aux éditions Divergences en 2024, est un essai brûlant d’actualité. Plume affûtée et enquête serrée, les auteurs nous plongent dans les profondeurs toxiques de la fachosphère française. Ils y dissèquent un phénomène aussi inquiétant que déterminant : la conquête culturelle de l’extrême droite par les réseaux sociaux et l’économie numérique. Leur constat est glaçant mais salutaire : l’extrême droite ne se contente plus de s’exprimer en marge, elle façonne désormais les codes, les références et l’imaginaire d’une partie croissante de la population, notamment parmi les jeunes.

Ce livre est plus qu’une analyse : c’est une alarme. Car derrière les memes rigolards, les vidéos « potaches », les posts rageurs sur Telegram ou les clashs calculés sur CNews, se cache une stratégie politique millimétrée. Une stratégie de conquête des esprits, en contournant les partis traditionnels, les syndicats, la presse, et les formes de militance connues. Une stratégie qui marche. Plottu et Macé documentent cette victoire culturelle, qui n’a rien de spontané, mais tout d’un rouleau compresseur numérique — financé, marketé, professionnalisé.

Une fachosphère aux multiples visages

Le livre s’ouvre sur une cartographie détaillée de cette nébuleuse, qu’on appelle trop vite « mouvance ». C’est bien plus que ça : une galaxie structurée, ramifiée, dopée aux algorithmes des plateformes, aux codes du gaming et au marketing viriliste. De Fdesouche à TV Libertés, de Soral à Papacito, de Dieudonné au forum « 18-25 » de Jeuxvideo.com, les auteurs dressent la généalogie d’un mouvement protéiforme mais cohérent, dont les figures avancent masquées… ou en gilet pare-balles.

Leurs armes ? L’humour noir, la provocation, la victimisation, la contre-information. Leur terrain ? YouTube, Instagram, Telegram, TikTok, mais aussi les plateaux des Bolloré-médias. Leur business ? La haine, la nostalgie identitaire, le coaching masculiniste, la vente de compléments alimentaires, de formations pseudo-philosophiques ou de vêtements « patriotes ». L’extrême droite version 2.0 a troqué les chemises brunes pour les hoodies en série limitée et les punchlines montées en reels. C’est fun, c’est « edgy », ça cartonne. Et ça fait des dégâts.

L’humour comme arme de guerre culturelle

Plottu et Macé montrent avec précision comment le rire devient une arme politique. Non pas un rire libérateur, mais un rire cynique, excluant, identitaire. Le « shitposting », le meme, la vanne de beauf sous stéroïdes — tout cela sert à normaliser l’indicible, à brouiller les repères, à désarmer la critique. Dieudonné en est l’archétype : humoriste devenu propagandiste, passé du sketch sur Canal+ aux slogans antisémites sur scène.

Ses héritiers — Greg Toussaint, Papacito, Daniel Conversano, Marsault — reprennent les codes de la culture web pour diffuser une idéologie de haine sous couvert de « déconne ». Jusqu’à filmer la mise en scène d’un meurtre d’un électeur de gauche, avec tir au fusil. Une blague ? Non, un appel à la radicalisation, bien réel, bien dangereux.

Business model : haine, clash et cash

Un autre apport fondamental de l’ouvrage est de montrer comment cette contre-culture s’est transformée en véritable économie politique. Il ne s’agit pas seulement de diffuser des idées : il s’agit d’en vivre. Mieux : d’enrichir tout un écosystème. Papacito vend des livres autoproduits. Valek et le Raptor font payer des formations de « développement personnel » aux relents fascisants. Julien Rochedy commercialise des programmes de virilisation idéologique. On achète une pensée comme on achète un mode de vie.

Ce « capitalisme identitaire » mêle slogans de haine et marketing bien rodé. Les influenceurs d’extrême droite deviennent des start-uppers de la réaction. Les produits vendus (vestes militaires, T-shirts « anti-woke », compléments alimentaires) nourrissent autant une caisse noire militante qu’un imaginaire de reconquête virile et raciale.

Des femmes… mises en vitrine

Plottu et Macé évitent aussi l’écueil d’une lecture uniquement masculine de la fachosphère. Le chapitre consacré aux femmes dans l’extrême droite est essentiel. Thaïs d’Escufon, Alice Cordier, Solveig Mineo : autant de figures qui incarnent une féminisation trompeuse. Car ici encore, il ne s’agit pas d’égalité, mais d’instrumentalisation. Ces femmes servent à rendre l’idéologie plus « sexy », plus acceptable. On les met en avant pour séduire, capter, vendre. Mais derrière le vernis d’un féminisme identitaire, c’est toujours le patriarcat qui tient la boutique.

Le phénomène des « tradwives » (femmes au foyer traditionalistes, maquillées comme des influenceuses, mais prônant la soumission domestique) est analysé avec finesse : un piège pour les jeunes femmes, une niche pour l’extrême droite.

Bolloré, Bardella et la bataille des urnes

Le dernier chapitre résonne comme un écho direct à l’actualité politique : la dissolution de 2024, la percée du RN, la contre-offensive numérique de la gauche. Là encore, les auteurs sont lucides : la fachosphère a gagné la bataille des idées, mais pas encore celle des urnes. Le soutien massif d’influenceurs comme Papacito ou Marchais a fait défaut à Bardella. Leur radicalité, devenue embarrassante, a été mise à distance.

Mais cette pause ne doit pas tromper. Le projet n’a pas changé. Les réseaux restent actifs et les ressources intactes. La fachosphère n’a pas perdu, elle s’adapte. Pendant ce temps, c’est une autre jeunesse — celle des Thuram, Squeezie, Léna Situations ou MisterMV — qui s’est levée pour défendre la démocratie, à coups de stories et de reels. La guerre culturelle est là. Elle se joue sur les écrans, dans les mèmes, sur les plateformes. À nous de ne pas la regarder passer.

Lire, comprendre, combattre

Pop fascisme est un livre nécessaire. Pas seulement pour les militants syndicaux, les activistes, les journalistes. Mais pour toute personne qui veut comprendre ce basculement en cours : comment une extrême droite sans cravate a su imposer ses récits, ses figures, ses réflexes. Et comment y résister.

En lisant ce livre, on comprend mieux ce que nous avons en face. Mais surtout, on comprend que rien n’est joué. Car si la fachosphère a ses influenceurs, ses plateformes et son business, nous avons aussi nos solidarités, notre humour, notre intelligence collective. À condition de nous en emparer.

À mettre entre toutes les mains. Et à débattre, en AG, en formation syndicale, ou au bistrot. Car ce n’est pas juste un livre : c’est un outil de combat.

Léonard Pollet
Rédacteur, Syndicats Magazine à FGTB |  Plus de publications

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