Jean Faniel: « Une gauche qui n’a pas fait rêver »

Jean Faniel: « Une gauche qui n’a pas fait rêver »

Au lendemain des élections, Syndicats Magazine s’est entretenu avec Jean Faniel, docteur en sciences politiques et directeur général du CRISP, le Centre de recherche et d’information socio-politiques. Jean Faniel, expert de la politique belge, du syndicalisme et des mouvements sociaux, répond à nos questions, tant sur la campagne menée ces derniers mois que sur les résultats à la sortie des urnes.

« Des sujets de grande importance sont passés inaperçus. »

Jean Faniel

Syndicats Magazine: « Qu’avez-vous ressenti par rapport à cette campagne électorale ? »

Jean Faniel: Ses thèmes ont été difficiles à saisir. Notamment parce qu’elle a été davantage menée par les médias que par les partis eux-mêmes, en tout cas dans la détermination des thèmes. Il faut dire également qu’on n’a jamais vécu, depuis les années 1940, une période aussi longue (5 ans et 2 semaines, NDLR) entre deux élections. Par ailleurs, on a eu toutes les élections législatives d’un seul coup. C’est donc une élection jugée, à raison, très importante. Cela explique certainement pourquoi les médias ont eu à cœur de la traiter, de mettre des sujets en avant, de faire beaucoup d’émissions ou d’articles sur les enjeux, voire sur l’importance d’aller voter.

Par contre, des sujets de grande importance sont passés inaperçus. Il y a 5 ans, les questions du dérèglement climatique et du refinancement de la justice – et plus largement des services publics – avaient dominé la campagne. Ici, ils ont été absents. Alors qu’on a eu les inondations, alors que ça fait 7 mois qu’il pleut et qu’on sait que c’est lié au dérèglement climatique. Mais on ne veut pas nécessairement le voir.

Là où il y a un vrai changement, c’est que la campagne s’est beaucoup faite sur les réseaux sociaux. En effet, cette année, elle s’adressait à énormément de primo-votants, entre 600 et 800.000 jeunes de 16 à 23 ans. Et les partis l’ont bien compris. Mais sur les réseaux sociaux, c’est aussi une jeunesse qui voit des vidéos où la vie est simple, où l’on peut gagner beaucoup d’argent sans faire grand-chose. Avec des messages politiques qui vantent la société de consommation. Par ailleurs, les réseaux sociaux fonctionnent beaucoup par polarisation. Un message de solidarité est plus difficile à faire passer qu’un message qui va cliver. Cela a certainement pu jouer dans cette campagne électorale.

En ajoutant les très nombreuses fake news qui y circulent…

Les médias ont joué un rôle important sur ce point. Ils ont mis en place depuis quelques années des systèmes de fact-checking. Cela a eu une incidence sur le monde politique. On s’y dit qu’on ne peut pas raconter n’importe quoi, là où on va se faire recadrer par un journaliste. Par contre, sur les réseaux, vous pouvez beaucoup plus découper la communication, beaucoup plus la cibler, dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, sans être contredit.

« On parle beaucoup de « la lasagne politique belge », je dis que c’est devenu de la bouillie. »

Jean Faniel

Est-ce que trois élections législatives en même temps, à des niveaux de pouvoir différents et des compétences différentes, cela peut également brouiller le débat, voire le bon fonctionnement démocratique ?

Oui. C’est la troisième fois consécutive qu’on mélange tous ces scrutins. Donc les enjeux européens passent quasiment à la trappe. Et plus encore qu’en 2019, on a vu que les médias ne s’embarrassaient plus de présenter qui fait quoi dans l’architecture belge. La présence de candidats importants à un niveau de pouvoir différent de celui où ils étaient actifs depuis 5 ans a accentué ce sentiment. On parle beaucoup de « la lasagne politique belge », je dis que c’est devenu de la bouillie. On a tout passé au mixeur.

Quels étaient les positionnements des partis pendant la campagne ?

On a eu un contraste entre le MR qui poussait clairement pour être au pouvoir, tout en étant très critique sur ce qui avait été fait par les gouvernements, alors qu’au fédéral il y est depuis 25 ans. Les Engagés qui se sont modifiés par rapport au cdH et qui ont joué la carte du changement, mais aussi de la responsabilité. À la différence du PTB, qui apparaissait comme voulant une rupture, mais sans nécessairement vouloir aller au pouvoir.

On a donc eu une droite qui disait vouloir gouverner pour le changement. Et une gauche qui ne donnait pas l’impression de vouloir changer les choses, qui n’a pas fait rêver et qui est apparue en ordre dispersé. Le PS et Ecolo n’ont cessé de répéter que le PTB ne voulait pas aller au pouvoir. Pourtant il y a eu un changement dans les deux derniers mois de la campagne du PTB. Mais PS et Ecolo sont restés sur un discours très fermé de refus d’alliance avec le PTB, disant que c’est lui qui s’écartait. Le PTB le leur rendait bien puisqu’il critiquait beaucoup l’action des gouvernements sortants, en disant que PS et Ecolo n’étaient pas assez à gauche.

« Une droite qui disait vouloir gouverner pour le changement. Une gauche qui est apparue en ordre dispersé et qui n’a pas fait rêver. »

Jean Faniel

« Trois partis assez proches »

On a pourtant, sur papier, trois partis de gauche finalement assez proches sur le plan des programmes. On avait le PS et le PTB qui défendaient des mesures figurant dans les priorités de la FGTB. Par exemple : l’impôt sur la fortune, la réforme de la loi de 1996 ou le salaire minimum à 17 euros/h. Mais la gauche est apparue divisée dans la communication, dans les échanges, dans l’accession possible au pouvoir.

Et puis, il faut le souligner, le travail et surtout la « valeur travail » ont été accaparés par le MR et Les Engagés. Cela illustre l’analyse que François Ruffin (député de la France Insoumise, NDLR) a faite il y a quelques années en France à propos de l’échec de la gauche, qui a laissé le discours sur le travail et la valeur travail à la droite et à l’extrême droite. Visiblement, en Belgique, on n’a pas tiré parti de cette analyse qui préconise que la gauche se réapproprie le travail.

Certes, la droite a attaqué les travailleurs inactifs, mais visiblement, ça a payé. Promettre aux gens qui travaillent qu’ils seront récompensés, manifestement c’est quelque chose qui a parlé et qu’on a surtout entendu du côté du MR et des Engagés.

Un mot sur les résultats, maintenant.

La Belgique, comme l’Europe, marque clairement un coup de barre à droite. Et une défaite sévère des écologistes. Par ailleurs, les résultats de ces élections donnent un double contraste. Des libéraux qui progressent très fort en Wallonie et à Bruxelles et qui reculent en Flandre. Et, chez les socialistes, c’est l’inverse. Ils progressent en Flandre, se stabilisent à Bruxelles et reculent en Wallonie. De manière modérée mais, d’un point de vue psychologique, la perte de la première place est très douloureuse.

On a également vu une poussée de l’extrême droite, même si elle n’a pas été aussi forte que redoutée. Pour le Vlaams Belang, c’est une victoire au goût de défaite. Mais en attendant, le parti arrive 1er à égalité avec la N-VA au Parlement flamand, 2e à la Chambre et donc pourra peser davantage encore.

La Belgique francophone reste une tache claire dans une marée européenne de plus en plus brune, avec l’échec du parti « Chez nous ». Cela ne veut pas dire que les idées d’extrême droite sont passées à l’arrière-plan. On a constaté que le discours du MR ou du CD&V sur l’immigration s’est très nettement durci. Certains candidats ont été épinglés pour avoir relayé des messages de la « fachosphère ».

Se pose la question : est-ce que lutter contre l’extrême droite en reprenant certaines de ses idées, comme le font des acteurs de droite mais aussi de gauche depuis les années 1990, aide à lutter contre l’extrême droite ? Avec un VB qui est à 22% en Flandre, non, je ne suis pas sûr que cela fonctionne. Par contre, si le travail antifasciste et le cordon sanitaire médiatique montrent leur efficacité contre ce qui est estampillé d’extrême droite, cela a été plus difficile de contrecarrer des discours qui s’y apparentent au sein des partis traditionnels.

Est-ce que l’on peut comparer la stratégie de Georges-Louis Bouchez à celle de Nicolas Sarkozy ?

On a vu en France que N. Sarkozy avait asséché les voix du FN de Jean-Marie Le Pen en 2007, mais que cela a été suivi d’un rebond très important de Marine Le Pen 5 ans plus tard. En France, ça a été clair. En Belgique aussi : en 2014, la N-VA a siphonné les voix du VB; en 2019, la N-VA lui a par contre déroulé le tapis rouge en axant sa communication sur la migration et le VB a repris plein de voix. Aujourd’hui, c’est la N-VA qui apparait comme le rempart contre l’extrême droite en Flandre. C’est un comble !

Il n’est donc pas du tout exclu que la droitisation du discours du MR, dans un second temps, peut-être même déjà dans 5 ans, ouvre la voie à l’extrême droite. Mais 5 ans, c’est long. Les électeurs pourraient aussi revenir vers la gauche. Mais ça, ça dépendra aussi du travail des acteurs sociaux.

Quelles craintes doivent avoir les syndicats ?

Je vous renvoie à un article que j’avais écrit en août 2014. Charles Michel et Kris Peeters avaient été chargés de former un gouvernement fédéral. La coalition baptisée suédoise (N-VA/MR/CD&V/Open VLD) se caractérisait par un positionnement nettement marqué à droite. Dans cet article, je me demandais quel pourrait être l’impact sur les syndicats et quelles pourraient être leurs réactions.

On constate que des choses se sont effectivement passées. Par exemple, en matière de droit de grève et l’imposition du service minimum. Le gouvernement Michel I a également diminué les financements de certains services assurés par les mutuelles et les syndicats.

Il faut aussi évoquer l’ensemble de ce qui a été mis au programme de la suédoise contre les travailleurs, les allocataires sociaux, les prépensionnés, ceux qui pensaient qu’ils allaient être pensionnés… Contre les soins de santé, aussi. Des mesures dont on n’avait pas nécessairement évalué l’ampleur au moment où elles ont été prises, mais que la crise du covid a révélée.

Quelle réaction y a-t-il eu de la part des syndicats ?

Une réaction très vive avant même la mise sur pied du gouvernement. En particulier de la FGTB, mais en front commun. Ce mouvement va monter crescendo : une manifestation d’ampleur (120.000 personnes), puis des grèves générales tournantes et une grève générale nationale.

Cette mobilisation de grande ampleur va s’interrompre à la fin 2014. Les organisations syndicales décident de négocier et on sent que le mouvement social est arrêté, que la dynamique est cassée. 10 ans plus tard, à la CSC comme à la FGTB, des militants m’en parlent encore. Certaines personnes ont été déçues.

Que s’est-il passé ?

Les partis socialistes étaient dans l’opposition et la FGTB a refusé d’approuver le projet d’accord social conclu en janvier 2015 au Groupe des dix, alors que la CSC et la CGSLB l’ont approuvé. La FGTB a continué à se battre. Mais la CSC était dans une situation compliquée à l’égard des partis avec lesquels elle a des contacts. D’une part, le cdH était dans l’opposition, d’autre part, le CD&V était au gouvernement, mais surtout représenté par sa branche de droite. La CSC a essayé de se raccrocher aux liens avec ce parti pour faire avancer des choses ou éviter certaines mesures, mais avec un succès relatif.

De plus, la CSC avait grand intérêt à parvenir à résoudre le dossier ARCO, qui a couté très cher au mouvement ouvrier chrétien, surtout du côté flamand. Bref, du côté des socialistes (parti ou syndicat) on a vraiment eu l’impression que le CD&V tenait la CSC grâce à ce dossier.

Sommes-nous dans une situation comparable ?

On est en tout cas face à un scénario comme il y a dix ans, avec un coup de barre à droite. Mais avec des différences aussi : le MR et les Engagés ont une très confortable majorité tant au Parlement wallon qu’au Parlement de la Communauté française. Et donc avec le champ libre pour faire les grandes réformes qu’ils envisagent.

Jean Faniel : « Une question à la FGTB »

« Le scénario qui se dessine est celui de majorités de droite dans tous les gouvernements avec, au fédéral, la tentation de repartir de la suédoise, d’ajouter Les Engagés et de remplacer l’Open VLD par Vooruit », poursuit Jean Faniel dans son analyse. « Entre 2014 et 2019, on avait l’impression que la CSC était tenue par le CD&V et que cela altérait son opposition aux mesures de la suédoise. La question que je pose à la FGTB, c’est : « Si Vooruit participe au pouvoir, assisterons-nous au même phénomène, étant donné les liens entre ce parti et l’ABVV ?« 

Une question qui méritait d’être posée, et à laquelle Thierry Bodson, Président de la FGTB, répond bien volontiers, et très clairement: La possible présence d’un parti de gauche au pouvoir ne pourra pas peser sur la mobilisation. « On ne s’empêchera pas d’agir, car l’indépendance syndicale existe et vivra. Si des attaques ont lieu envers les travailleurs, la sécurité sociale, les libertés syndicales, il faudra que l’on réagisse comme on l’a toujours fait, avec la combativité qui caractérise la FGTB. Nos militants n’accepteraient pas que l’on se taise face aux injustices. »

Ce qui sort des urnes et ce qui se dessinera dans les premières négociations vont avoir une incidence très importante pour le monde syndical et associatif. Et je sais que ni la FGTB ni la CSC ne sont des blocs monolithiques. On risque d’avoir des réponses et des réactions différentes, en termes Nord-Sud, mais aussi de centrales ou de sensibilités politiques.


Léonard Pollet
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