Méliza est philippine, Noémia arrive du Brésil, Petrica vient de Roumanie. Elles partagent la vie quotidienne de personnes âgées, qui ne peuvent plus rester seules. Elles sont celles qui restent là, tout près, tout le temps. « Auprès d’elle » est un documentaire sur toutes ces travailleuses migrantes qui sacrifient quelque part leur vie pour s’occuper de nos ainés. Il a été réalisé par Benjamin Durand et Chiara Giordano, chercheuse au centre de recherche sur les relations ethniques, les migrations et les inégalités (GERME) de l’ULB. Chiara nous a accordé une interview sur son premier documentaire.
Chiara Giordano : Le documentaire a été réalisé dans le cadre d’une recherche qui porte sur le travail de soins et d’accompagnement aux personnes âgées à Bruxelles. Et plus précisément le travail à domicile, qui est effectué principalement par des femmes migrantes ou d’origine étrangère. Dans cette recherche, j’explore différents types de services d’aide à domicile, les conditions dans lesquelles ce travail se réalise, le travail formel et informel et la manière dont les deux s’articulent et se confondent. Mais aussi certaines problématiques propres à ce secteur, comme la question de l’invisibilité.
Montrer la partie la plus invisible du métier
L’objectif du documentaire n’est pas de présenter les résultats de la recherche, mais plutôt de montrer la partie la plus invisible de ce métier – le travail d’aide à domicile 24h sur 24 – effectué par des femmes migrantes, avec ou sans contrat régulier. Notre idée est de donner un visage à ce travail, de sensibiliser le public sur l’existence de ce phénomène et sur les problèmes auxquels les travailleuses et les familles sont confrontées au quotidien.
Pourquoi le choix du titre « Auprès d’elle » ?
Le choix de ce titre renvoie tout d’abord à la relation et à la proximité, physique et affective, entre la travailleuse et la personne âgée. Nous avons choisi l’expression « auprès d’elle » pour souligner le rapport humain et l’intimité de cette relation. En effet, comme nous le voyons dans le film, il ne s’agit pas simplement d’une relation de travail. Mais aussi et surtout d’un lien humain assez complexe entre deux personnes. Des relations émotionnelles et affectives se tissent, mais aussi des relations de domination et de dépendance. Le féminin et le singulier dans le titre servent à mettre l’accent sur cet univers intime et féminin qui est typiquement associé au travail du secteur des soins.
Vous avez fait des choix de réalisation très intéressants. On ne voit à aucun moment le visage de la bénéficiaire, il n’y a pas de musique, il y a des moments très longs, lents et silencieux… Pourquoi ?
Le choix de ne pas montrer la personne âgée est un choix important. Nous l’avons fait de manière très explicite, avant le début du tournage. Même si la personne âgée reste toujours très présente, à travers la relation avec la travailleuse, nous avons volontairement montré uniquement les travailleuses, qui sont les plus invisibles dans cette relation. Elles sont en effet victimes d’une double invisibilité : celle relative à leur travail, caché au sein du domicile et lié au service d’un bénéficiaire, et celle relative à leur situation souvent irrégulière d’un point de vue de l’emploi et/ou du statut administratif. Quant aux choix de ne pas ajouter de musique et de maintenir des rythmes assez longs, cela a comme objectif d’entrer dans cet univers privé, avec des bruits qui lui sont spécifiques. Permettre aux spectateurs d’observer cette situation de l’intérieur.
Quelles sont les conditions de travail des travailleuses migrantes dans l’aide à domicile des personnes âgées ?
Elles sont caractérisées par une série de difficultés ; la pénibilité, le cadre temporel atypique, des conditions contractuelles défavorables, le manque d’évolution professionnelle, et la charge émotionnelle et relationnelle. Même si certaines de ces conditions, comme les horaires atypiques et le « travail intime », sont intrinsèques au travail, d’autres, comme les mauvaises conditions salariales et contractuelles, dérivent de la représentation symbolique du travail. Cette dernière, qui attribue au travail de « care » un statut inférieur dans la hiérarchie des occupations sur le marché de l’emploi, est due à la combinaison de plusieurs facteurs. D’un côté, le care, tout comme le travail domestique, est associé à l’idée de la saleté et de la servitude. De l’autre côté, il est lié à la sphère privée, selon une division genrée du travail au sein de la famille. En tant que travail traditionnellement effectué par les membres féminins de la famille, il est constamment remis en cause. Puisqu’il ne demande pas de compétence spécifique, ni de qualification, il ne peut être considéré comme un vrai métier.
Pour aller vers des solutions durables il faudrait (…) une réflexion concertée au niveau des politiques sociales, des politiques migratoires et de l’organisation du marché du travail.
Qu’est-ce qui explique qu’une grande partie des travailleuses de ce secteur sont d’origine étrangère ? Sont-elles victimes de discriminations ?
Il existe d’abord des explications de nature économique. L’augmentation de la demande de care dans les pays occidentaux s’est accompagnée par une augmentation de l’offre principalement étrangère. Un autre facteur : les caractéristiques de la main d’œuvre. Qui serait plus flexible, moins chère et plus adaptable à des horaires atypiques, par rapport à la population active locale. Néanmoins, d’autres élements contribuent à l’« ethnicisation » du secteur. Ils sont liés à des questions de stéréotypes et discriminations. Comme dans les formes les plus anciennes du travail domestique, la relation entre la travailleuse et le bénéficiaire repose sur une relation de pouvoir. Il y a toujours une personne ‘qui sert’ et une personne ‘qui est servie’. Cette relation se traduit et se justifie traditionnellement par une distance de classe. La nationalité ou le groupe ethnique remplissent la fonction de l’altérité.
Ceci se traduit par une ségrégation ethnique et de genre extrêmement visibles. Ces discriminations s’expriment parfois de manière extrêmement violente. Elles se basent principalement sur leur nationalité, la couleur de peau et/ou la confession religieuse. Le problème est plus grave encore quand les travailleuses se trouvent dans des situations irrégulières qui les rendent particulièrement vulnérables.
Quelles solutions structurelles pourraient-on apporter au secteur pour que les conditions de travail s’améliorent ?
Le film le montre, et les résultats de ma recherche le suggèrent ; le care est un phénomène social extrêmement complexe. Il touche à différentes questions. L’augmentation de la demande de services d’aide à domicile, les mauvaises conditions de travail et le manque de valorisation du métier. L’expérience en Belgique et dans d’autres pays européens montre que malgré les efforts, notamment pour revaloriser et professionnaliser le travail domestique et du care, les résultats espérés n’ont pas été atteints. Pour aller vers des solutions durables, qui puissent améliorer les conditions de travail et offrir des solutions abordables aux familles, il faudrait que le travail de sensibilisation soit suivi par une réflexion concertée au niveau des politiques sociales, des politiques migratoires et de l’organisation du marché du travail.
AUPRES D’ELLE TEASER FR from GSARA asbl on Vimeo.
Opinions FGTB : « Auprès d’elle »
« Auprès d’elle », c’est le titre d’un film documentaire à découvrir (notamment) le 24 février prochain au Centre culturel Jacques Franck, à Bruxelles. Un film réalisé par Chiara Giordano et Benjamin Durand, qui sont les invités cette semaine de l’émission « Opinions FGTB ».
«Ce n’est pas un simple boulot, c’est un travail avec elle. Elle n’aime pas que j’appelle ça un boulot. Elle veut que je fasse partie de la famille.» Meliza est philippine, Noêmia arrive du Brésil, Petrica vient de Roumanie. Elles partagent la vie de personnes âgées qui ne peuvent plus rester seules. Elles les aident. Elles les lavent et les habillent. Elles cuisinent et nettoient. Elles les accompagnent. Elles accomplissent les gestes essentiels et prononcent les mots simples qui réconfortent celles dont la famille est éloignée et que la solitude ou la maladie rapprochent de la mort. «Parfois elle me demande: qui es-tu?» Meliza, Noêmia et Petrica sont celles qui restent auprès d’elles, jour et nuit.
AUPRÈS D’ELLE
- Benjamin Durand, Chiara Giordano
- Belgique – 55′ – 2021
- Une coproduction GSARA asbl – ULB GERME
- TRAILER: https://vimeo.com/596498428
Infos : https://www.facebook.com/Aupres.elle/ et www.gsara.be