En Colombie, la répression des syndicalistes et de l’ensemble des défenseurs des droits humains et environnementaux compte parmi les plus brutales dans le monde. Rien qu’en 2022, 215 leaders sociaux ont été assassinés. Un chiffre record. Et ce, malgré leurs revendications légitimes et le fait qu’un président progressiste soit aux manettes du pays depuis un peu plus d’un an. Nous en parlons avec Abel Rivera Trujillo, membre dirigeant du syndicat Sinaltranail Nestlé Bugalagrande. Il est actuellement réfugié en Espagne, suite à des menaces liées à son activité syndicale.
A quelles difficultés êtes-vous confrontés en tant que syndicalistes ?
En Colombie, la violence antisyndicale est très intense. Depuis 1982, année de création de Sinaltrainal, 33 syndicalistes ont été assassinés. En 2005, l’un de nos camarades a été congédié. Suite aux menaces, il a quitté la région. Nous avons demandé sa réintégration. Quand il est revenu, il a été assassiné…
Quand un syndicaliste est victime de menaces, il peut bénéficier d’un régime de protection (gilet pare-balles, voiture blindée, gardes du corps), mais seulement à l’intérieur du pays et pas pour ses déplacements à l’étranger. Ce système n’est pas adapté. Un camarade a perdu la vie malgré sa mise en place. Quand d’autres n’y ont même pas droit…
Il est difficile d’identifier qui se cache derrière de ces actes. Mais une chose est sure : les menaces s’intensifient en période de négociations avec l’entreprise…
Pourtant, vos revendications sont légitimes…
En effet. Nous sommes confrontés à plusieurs problèmes chez Nestlé. En premier lieu, la sous-traitance. L’entreprise engage des travailleurs via des entreprises tierces, qui proposent des conditions de travail moins bonnes : salaires moins élevés, sécurité sociale moindre, pas de primes…Les jeunes entre 18 et 21 ont des contrats à très courte durée : une semaine, 15 jours, un mois… Ces 10 dernières années, environ 4000 jeunes n’ont pas vu leurs contrats renouvelés.
Autre phénomène inquiétant : l’augmentation des travailleurs et travailleuses malades. Enfin, nous dénoncons l’importation de certaines matières premières de pays très lointains pour des questions environementales et éthiques. Le lait par exemple est importé du Chili. Alors qu’un lait de meilleure qualité était auparavant acheté aux producteurs colombiens.
Nous défendons le recrutement direct. Le respect des conventions collectives. La transparence concernant les produits. L’arrêt des licenciements. Et une transition juste dans le cadre de l’automatisation. Ce sont des revendications légitimes. Nous voulons garantir une meilleure vie aux travailleurs et à leurs familles. Mais nos revendications heurtent les intérêts des plus puissants. Les luttes syndicales se renforcent et ça ne leur plaît pas. Il s’agit purement et simplement de lutte des classes : les riches contre la classe travailleuse.
« Ce sont des revendications légitimes que nous portons. Nous voulons garantir une meilleure vie aux travailleurs et à leurs familles. Mais nos revendications heurtent les intérêts des plus puissants. »
— Abel Rivera Trujillo, Syndicaliste
Suite à de nombreuses menaces, tu as dû quitter la Colombie et te réfugier en Espagne. Quelle est ton histoire ?
Je suis affilié à Sinaltrainal depuis 2009. Quatre ans plus tard, j’ai rejoint le direction du syndicat. En 2015, les menaces ont commencé… Des messages écrits, surtout. Mais en 2022, j’ai été victime de menaces directes. Un homme sur une moto avec une arme m’a fait savoir : « Nous savons où tu habites. Tu dois partir. C’est le dernier avertissement ». Dans ces conditions, le protocole de Nestlé est clair : il faut quitter le territoire. Non seulement pour sa propre sécurité, mais aussi pour celle de sa famille.
J’ai alors entamé un procédure de plainte, au niveau national et international. En novembre l’Unité de protection, institution en charge de la protection des activistes menacés, a donné son verdict : le niveau de danger était très élevé. J’ai eu droit à un système de protection. Mais quand je suis retourné dans le territoire, les menaces ont continué. J’étais également suivi. En mai j’ai à nouveau quitté la région. En juin, j’ai carrément quitté le pays ; je vis actuellement en Espagne. Ma famille est toujours sur place, elle bénéficie d’un régime de protection, mais je m’inquiète toujours pour eux. Dans un peu plus d’un mois je dois rentrer et la situation ne s’est pas améliorée entre temps. Tout le contraire…
Qu’est-ce qui te pousse à continuer, malgré ces menaces, malgré les répercussions de ton activité syndicale sur ta vie familliale ?
C’est une question familiale, justement. Mes parents étaient des activistes. Ma mère était leader communautaire, mon père agriculteur. Nous étions sept frères et sœurs. Nous n’avons pas pu étudier car nous n’en avions pas les moyens. Malgré tout, nous étions heureux. Jusqu’à ce que la violence, le conflit armé, nous atteigne. Suite à des menaces, nous avons dû quitter notre maison et nous nous sommes installés dans la Vallée du Cauca. Un de mes frères a été assassiné par les paramilitaires.
C’est à ce moment-là que je me suis affilié à Sinaltrainal. Derrière le travail syndical « ordinaire » il y a tout un projet social, qui est très intéressant et qui contribue à améliorer les conditions de vie de toute la communauté. Il y a un centre sportif, une pharmacie sociale, un maison culturelle syndicale, un fonds d’aide pour les personnes dans le besoin… Le syndicat aide également les travailleurs a effectuer des études s’ils le souhaitent. C’est comme ça que j’ai pu terminer mes études d’ingénieur.
Malheureusement, parallèlement à tout cela, il y a la violence, les menaces, les assassinats… On pense à sa famille et on se demande si tout cela vaut la peine. Notre activité syndicale a de terribles répercutions sur notre vie. Ma fille a 4 ans. J’ai passé une année et demie loin d’elle… Mais quand vous me demandez qu’est-ce qui me pousse à continuer, la réponse pour moi est claire : la dignité. Nous luttons pour plus de dignité pour les gens.
Un partenariat international
Grâce au soutien des ONG Solsoc et ATI, la FGTB Horval mène un partenariat avec deux organisations syndicales colombiennes du secteur agroalimentaire : Sintracatorce et Sinaltrainal. Horval et Solsoc appuient la création d’une fédération du secteur agroalimentaire afin de lutter contre la fragmentation du mouvement syndical colombien. Le projet a également pour objectif de renforcer la participation des jeunes et des femmes dans les structures syndicales. Et de créer des alliances au niveau international pour faire connaître et dénoncer la violence antisyndicale dans le pays. En 2023, une maison culturelle syndicale a ouvert ses portes à Palmira, un symbole puissant de résistance.
Pour la première fois de son histoire la Colombie a un président progressiste. Quel est le bilan d’un an de gouvernement ?
Il y a des avancées qui ont été réalisées. La création par exemple d’un ministère de l’Egalité et l’implémentation de certains points de l’Accord de paix de 2016 avec les FARC, comme la restitution des terres spoliées. Mais malgré que le gouvernement soit progressiste, le Congrès continue à être à droite. Par conséquent les forces militaires ont toujours autant de pouvoir et la répression des mouvements sociaux est toujours aussi forte.
Le président Petro est venu avec une proposition de politique de « Paix totale » très ambitieuse, mais en pratique cela est très compliqué qu’un tel projet soit approuvé au niveau du Congrès. Les différentes factions armées (narcotrafiquants, paramilitaires, guérillas) s’organisent à nouveau. Et je crains que c’est la droite qui va gagner les prochaines élections locales et régionales à la fin du mois d’octobre…* Pour moi, la seule manière de reconstruire le pays c’est à travers un changement total du système et de la culture de stigmatisation des leaders sociaux.
*Entre l’interview et la mise en ligne de l’article, les élections locales et régionales ont eu lieu et les predictions d’Abel se sont confirmées : avec un taux de participation de 55%, la gauche a été battue. Plus d’infos ici.