L’Institut de Coopération syndicale internationale de la FGTB (IFSI) a entamé en 2019 le projet « Syndicalisme(s) : histoires africaines »1 sur l’histoire syndicale du continent. Au programme, une exposition photo de Johanna de Tessières accompagnée de témoignages sonores de leaders syndicaux. Covid oblige, le projet a été mis en pause. Aujourd’hui, il est prêt à conquérir le public syndical. A l’occasion de son inauguration, nous avons interviewé Jean Oulatar, un des pionniers du PANAF, projet de coopération syndicale internationale appuyé par la FGTB. Rencontre.
Jean Oulatar, une bibliothèque vivante
Avant de rencontrer Jean Oulatar, nous savions qu’il était une « bibliothèque vivante ». « Quand un vieux meurt, c’est tout une bibliothèque qui disparait » dit le dicton africain. Ici, l’adage s’applique parfaitement. L’interview se déroule au domicile de Jean Oulatar. En traversant le salon, l’on découvre des dizaines d’objets ramenés d’Afrique : des masques, des sculptures, des peaux d’animaux… On s’y croirait. Nous nous installons à la table de jardin.
Jean Oulatar est âgé, il a presque 80 ans et les cheveux grisonnants. Pendant qu’il nous sert le café, il nous demande si sa femme peut assister à l’interview : « C’était une grande syndicaliste. », dit-il fièrement. La dame est en chaise roulante. Il l’aide à s’installer avec toute la tendresse et la complicité qui caractérisent un vieux couple. Mais, au fond, qui est donc ce Jean Oulatar ?
Education et formation syndicales
Originaire du Tchad, il a débuté son parcours syndical en 1976 à la Confédération internationale des Syndicats Libres. En 2006, la CISL et la CMT (Confédération Mondiale du Travail) ont fusionné pour devenir la CSI (Confédération Syndicale Internationale). Il y a travaillé jusqu’en 2010. Parallèlement, à partir de 1989, il a commencé à s’occuper du PANAF, un programme d’éducation et de formation pour les travailleurs et travailleuses membres d’organisations syndicales africaines. Le PANAF est appuyé par la FGTB, par deux organisations suédoises et par la CUT Brésil. « Depuis 2019 je ne suis plus dans le programme. Mon programme actuel consiste à m’occuper de ma femme et de ma famille » nous dit-il en lançant un sourire discret vers elle.
Le PANAF a été lancé en 1988 sous le nom de « projet de Nairobi ». Il a été implanté dans plus de 20 pays africains. «Les objectifs principaux de ce programme ? L’unité, l’éducation et la formation. Sans unité il n’y a pas de solidarité. A travers la formation, nous voulions faire des mouvements syndicaux des organisations syndicales fortes. » Ce programme est toujours actif aujourd’hui, 30 ans plus tard.
Cercles d’études
Sa particularité ? La méthode utilisée : les cercles d’études. En quoi cela consiste ? Il s’agit de rencontres sur le lieu de travail entre une dizaine – maximum douze – de travailleurs et travailleuses. L’on y discute des différents problèmes et réfléchit – ensemble à des solutions. Au centre, une personne anime et donne la parole de manière démocratique ; elle n’a pas de rôle prédominant. « Comme Jésus Christ et les 12 apôtres » plaisante Jean Oulatar. « Cette méthode est inspirée de la culture africaine. La méthode d’éducation traditionnelle dans les villages consistait à réunir les enfants et les jeunes adultes ; les plus âgés transmettaient leur savoir et connaissances aux plus jeunes. Mais aussi de l’ « arbre à palabre » : l’instrument démocratique de partage de la parole pour résoudre un problème du village. »
L’histoire du passeur
Les cercles d’études réunissent des personnes de responsabilités, âges et postes différents. Et c’est notamment ça qui fait la richesse des échanges. Pour illustrer ces propos, Jean Oulatar nous raconte l’histoire du passeur, qu’il utilisait d’ailleurs souvent lors des cercles d’études pour en expliquer l’utilité. « Un professeur d’université n’avait plus de place chez lui pour ses livres. Donc il a voulu construire une bibliothèque ailleurs. Il a trouvé une place de l’autre côté du fleuve, mais il fallait transporter les ouvrages. Il a alors trouvé un petit pêcheur pour l’aider. Pendant le transport, le professeur lui demande s’il sait lire et écrire. Le petit passeur dit « non ». Le professeur lui répond : « Toi tu es un homme perdu ». Un jour pendant la traversée, il y a un grand vent et la pirogue est renversée. Le petit passeur demande au professeur « Et toi, est-ce que tu sais nager ? ». « Non ». « Alors tu es un homme perdu ». La morale de l’histoire : individuellement, aucun savoir n’est supérieur à un autre, mais ensemble, nous pouvons créer ce savoir « supérieur ».
Autre avantage : les cercles d’études sont très peu coûteux. « On a formé plus de 2 millions de gens avec 10 dollars par formation », nous explique Jean Oulatar.
Révéler des syndicalistes
Le succès des cercles d’études peut se démontrer à travers plusieurs exemples. Ils ont permis non seulement de changer des réalités compliquées sur les lieux de travail, mais également de révéler de grandes personnalités syndicales et politiques. Jean Oulatar nous donne l’exemple d’une ferme de crocodiles au Bénin. Le cercle d’études a permis l’amélioration des relations avec la direction, une augmentation de la productivité et plus de reconnaissance du personnel, à travers notamment l’augmentation de leurs salaires. Autre exemple : Rabiatou Serah Diallo – une des coordinatrices du programme en Guinée des cercles d’études – est devenue la numéro un du conseil national de transition, avant de devenir présidente du Comité économique et social. « Même Lula, le précédent président du Brésil, a participé aux cercles d’études chez les métallos. C’est un camarade parti de la base » nous raconte Jean Oulatar fièrement. Enfin, les membres ont contribué à la lutte contre le Sida et l’Ébola en Guinée, en Sierra Léone et au Libéria.
Les mêmes valeurs
« Et pourquoi est-il important d’avoir la FGTB à bord dans ce programme ? », on l’interroge. « Parce que nous partageons les mêmes valeurs : nous souhaitons construire un monde meilleur ici et maintenant. »
« Avec la FGTB nous partageons les mêmes valeurs : nous souhaitons construire un monde meilleur ici et maintenant. »
Jean Oulatar
Le temps passe et l’interview touche tout doucement à sa fin. Dernière question : quelle place dans le futur pour les organisations syndicales africaines dans le mouvement panafricain ? Jean Oulatar regarde le ciel, comme s’il regardait vers l’avenir. « Un arbre qui n’a pas de racines ne peut pas pousser. Les êtres humains sont devenus individualistes. Il faut revenir conjuguer nos racines pour que le soleil nous éclaire. Le soleil il est international, il est universel. Mais l’arbre qui n’a pas de racines ne peux pas se servir du soleil pour pousser. L’avenir africain en dépend. La solidarité internationale est là mais il faut savoir comment y accéder. » Et comme tout bon syndicaliste il termine par la phrase culte « La lutte continue ! » accompagnée d’un sourire prometteur et… rassurant.
- Infos sur l’exposition « Syndicalisme(s) : histoires africaines » dans l’agenda.
1 Exposition photo de Johanna de Tessières. Textes de l’exposition : Elikia M’bokolo, Julien Truddaïu, Laurent Atsou.