« Ils ont menti. À moi, au monde entier »

« Ils ont menti. À moi, au monde entier »

En tant que journalistes, il y a certains témoignages qui nous marquent à vie. Celui-ci en est assurément un…

En Argentine, pendant la dernière dictature militaire (1976-1983), environ 500 bébés ont été enlevés par la junte à des opposants politiques. Arrachés à leur famille, ils ont été adoptés illégalement principalement par des personnes proches du régime. 139 d’entre eux ont pu être retrouvés, parfois des décennies plus tard, grâce à la lutte inlassable des Grands-mères de la Place de Mai. Ces femmes courageuses ont défié les militaires, dès les années de plomb, pour retrouver leurs petits-enfants et faire éclater la vérité.

Nous avons rencontré Claudia Victoria Poblete Hlaczik, 64e petite-fille retrouvée, aujourd’hui conseillère à l’organisation des Grands-mères de la Place de Mai. Elle nous livre un témoignage poignant.

Claudia Poblete est née le 25 mars 1978, deux ans après le coup d’État militaire qui plongea l’Argentine dans l’une des périodes les plus sombres de son histoire. « Mon père s’appelait José Poblete, ma mère Gertrudis Hlaczik. Mon père était activiste. Il défendait notamment les droits des personnes en situation de handicap. Il avait perdu ses deux jambes très jeune, à la suite d’un accident. Ma mère l’a rencontré à travers son action militante », raconte Claudia.

« En novembre 1978, j’avais huit mois quand nous avons été enlevés et emmenés dans un centre de détention illégale à Buenos Aires ». Sur place, un policier l’arrache à sa mère en disant qu’il l’emmène chez sa grand-mère.Ce n’est pas ce qui s’est passé. « Il m’a remise à un colonel proche du régime et à sa femme. ».  Le couple falsifie alors ses papiers d’identité : son nom, sa date de naissance… Tout est effacé.Claudia est élevée pendant 21 ans comme l’enfant biologique de ses ravisseurs. Jusqu’au jour où, en l’an 2000, les Grands-mères de la Place de Mai parviennent à la retrouver.

Une vie remplie de mensonges

Entre 1984 et 1990, les Grands-mères reçoivent des dénonciations qui engendrent des suspicions quant au couple qui élevait Claudia. En effet, ils avaient environ 50 ans au moment de la naissance supposée de leur fille et le père était militaire. L’affaire fera l’objet d’une investigation. « Un juge m’a convoquée quand j’avais 21 ans. Il m’a expliqué qu’une Grand-mère pensait que j’étais sa petite-fille. Et que la seule manière de le vérifier, c’était de faire un test ADN. », raconte Claudia.

Choquée, elle refuse d’abord. « J’avais reçu une éducation militaire. On m’avait fait croire que les Grands-mères de la Place de Mai étaient des folles, que leurs enfants étaient des terroristes. Que les militaires avaient sauvé l’Argentine… »

Mais lorsque le juge lui présenta les preuves, les doutes l’envahirent . « Mes parents étaient très âgés, les gens me demandaient souvent si c’étaient mes grands-parents. Je n’avais pas de photos de moi nouveau-né, ni de ma mère enceinte. ». Claudia s’était déjà demandée si elle n’était pas adoptée. Jamais, en revanche, elle n’avait imaginé être l’enfant volé de personnes portées disparues. « Je ne savais pas ce qui s’était réellement passé pendant la dictature. J’avais très peu d’informations. »

Elle finit par accepter de faire le test ADN. Les résultats tombent : la probabilité d’appartenance à la famille s’élève à… 99,99 % !

Reconstruire son identité

C’est lorsque le juge lui montre une photo d’elle bébé, entourée de ses parents biologiques, que Claudia réalise. « La ressemblance avec ma mère et mon père était frappante. Je me suis aussi reconnue sur la photo. ». Commence alors un long processus de déconstruction et de reconstruction.

« J’ai rencontré ma grand-mère, mon oncle, la sœur de ma mère… J’ai eu la chance d’avoir une grand-mère dotée d’une intelligence émotionnelle incroyable. Elle a pris son rôle à cœur. Elle m’invitait à manger, cuisinait ce qui me faisait plaisir… ». Sa grand-mère, Buscarita Roa, est parmi les premières membres de l’organisation et actuelle vice-présidente. Elle évoque aussi un oncle, le frère de son père, qui l’a accompagnée tout au long de ce cheminement. « Petit à petit, nous avons tissé des liens familiaux. Et c’est grâce à eux que j’ai appris des choses sur mes parents, toujours portés disparus à ce jour », raconte Claudia.

En 2008, elle devient maman à son tour. Cette expérience bouleversante vient raviver les blessures et lui ouvre les yeux sur l’ampleur de ce qu’elle a vécu. « J’ai compris ce que cela avait dû représenter pour ma mère, qu’on lui arrache son bébé. Et ce que cela signifiait de mentir à un enfant. Pendant 21 ans, ils ont menti. À moi, au monde entier. »

Claudia se libère alors de la culpabilité. « C’étaient des adultes, responsables, qui ont fait leurs choix. J’ai coupé les ponts. Ils n’ont jamais exprimé le moindre regret. Ils m’ont dit texto qu’ils referaient la même chose… Ça a été très dur à entendre, mais ça m’a permis d’aller de l’avant ».

L’héritage des Grands-mères

« Nous devons beaucoup aux Mères et aux Grands-mères de la Place de Mai. Tout d’abord, nous leur devons notre démocratie. Elles ont joué un rôle central en matière de droits humains. » Grâce à elles, l’Argentine a mené une justice transitionnelle, mis en place un processus de mémoire et traduit en justice les responsables de la dictature.

« Elles ont très vite compris l’importance du collectif. ». Chacune avait perdu un petit-enfant. Mais elles ont mené le combat ensemble, pour retrouver tous les enfants volés, comme s’ils étaient les leurs. Sans haine, ni désir de vengeance. Avec amour et détermination. « Leur message était clair : la seule lutte que l’on perd, c’est celle que l’on abandonne », raconte Claudia. « Depuis 47 ans, elles sillonnent le monde entier à la recherche de leurs petits-enfants. »

Et ajoute : « Leur lutte est un véritable héritage. C’est grâce à elles que le droit à l’identité a été officiellement reconnu et fait aujourd’hui partie de la Convention internationale des droits de l’enfant. D’ailleurs, on appelle ces articles les chapitres argentins », dit-elle fièrement.

Les Grands-mères ont aussi contribué, avec des chercheurs américains, à développer une méthode d’identification génétique unique, permettant d’établir des liens de filiation entre grands-parents et petits-enfants. Une avancée scientifique majeure au service de la vérité et de la justice.

Un gouvernement qui freine

Fin 2023, un président négationniste – le premier depuis le retour de la démocratie – prend les rênes du pays. Son nom : Javier Milei. Depuis son entrée en fonction, il freine les politiques de vérité, de mémoire et de justice mises en place depuis près de 40 ans. Il coupe les financements des organisations qui les portent, défait les budgets alloués aux lieux de mémoire. « Tous les outils que les Grands-mères ont construits, comme la Commission nationale pour le droit à l’identité (CONADI), sont attaqués.

C’est la plus grande régression en matière de justice depuis le retour de la démocratie », déplore Claudia. Pour elle, le gouvernement de Milei mène une véritable bataille culturelle. « On joue avec notre avenir. Ces discours s’enracinent dans la société. Nous devons réagir. »


Face à ces attaques sans précédent, l’organisation des Grands-mères a dû se réinventer : organiser des campagnes de financement, chercher de nouveaux soutiens, élargir ses réseaux. C’est dans ce contexte qu’une délégation argentine est actuellement en Europe : pour alerter, informer, sensibiliser la communauté internationale à ce qui est en train de se passer.

« C’est la plus grande régression en matière de justice depuis le retour de la démocratie ».

— Claudia Poblete, petit-enfant récupéré par les Grands-mères de la Place de Mai

Poursuivre la lutte

Comme le rappelle Claudia à plusieurs reprises, la lutte est loin d’être terminée. En décembre et en janvier derniers, deux nouveaux cas ont été identifiés. « Mais il reste encore plus de 300 enfants à retrouver. Et aujourd’hui, nous cherchons aussi les enfants de ces enfants, la nouvelle génération. Ils peuvent se trouver n’importe où : en Espagne, aux Pays-Bas… D’où l’importance d’en parler aussi chez vous », explique Claudia. Et elle lance un appel : « Si vous avez le moindre doute sur votre identité, n’hésitez pas à nous contacter ».

Aujourd’hui, les trois dernières Grands-mères sont très âgées. Ce sont désormais les enfants retrouvés, comme Claudia, ainsi que certains frères et sœurs, qui reprennent petit à petit le flambeau. « Notre objectif, c’est la non répétition. Que l’on n’arrache plus jamais des enfants à leurs parents pour les faire élever par d’autres. La douleur que cela engendre est immense et très difficile à guérir. C’est à travers la justice et la vérité que nous pourrons construire cette mémoire collective et empêcher que cela ne se reproduise ».

C’est à travers la justice et la vérité que nous pourrons construire
cette mémoire collective et empêcher que cela se reproduise.

claudia poblete
Ioanna Gimnopoulou
Journaliste, Syndicats Magazine |  Plus de publications

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