L’annonce est tombée comme un couperet le 8 avril : Cora ferme définitivement ses portes, laissant 1.800 travailleurs et leurs familles dans l’angoisse du lendemain. Fermetures en cascade, pertes d’emplois massives, franchisations au détriment des droits des travailleurs, flexibilité à outrance : le commerce traverse une crise profonde depuis dix ans. Delhaize, Casa, Makro, Lunch Garden, Cora. Demain, à qui le tour ? Nous avons interviewé Myriam Delmée, Présidente du SETCa, sur l’avenir du secteur en Belgique.
Myriam Delmée : Sur les dix dernières années, les plus gros licenciements collectifs sont tous dans le commerce. Avec différents mécanismes de faillite : faillite silencieuse pour Lunch Garden, faillite tout court pour Makro. Mais aussi des gros licenciements collectifs avec plus de 1 500 travailleurs et la franchisation de Delhaize… On est vraiment dans un secteur en souffrance. Et ça, sans compter toutes les chaînes non alimentaires qui, tous les jours, ferment des magasins. Ça ne fait pas les gros titres, mais à chaque fois, ce sont des gens qui perdent leur emploi…
« Sur les dix dernières années, les plus gros licenciements collectifs sont tous dans le commerce. »
Syndicats Magazine : Les hypermarchés, sont-ils un modèle voué à disparaître ?
Tant qu’ils font partie d’un grand groupe, qu’ils ont des activités un peu partout et que les bénéfices des uns compensent les pertes des autres, ça peut tenir. Or, ici la balance n’était plus équilibrée et les pertes de Cora étaient trop importantes par rapport aux bénéfices dégagés.
Comment l’annonce de la fermeture de Cora a-t-elle été reçue par les travailleurs et travailleuses ?
Il y a eu plusieurs réactions. De la colère, nécessairement, et beaucoup de tristesse, évidemment. Et j’ai presque envie de dire que pour certains, il y a eu aussi un certain soulagement. Il faut toujours se remettre dans le contexte : ça fait deux ans que le groupe Louis Delhaize a annoncé son démantèlement : d’abord en France, en Roumanie et au Luxembourg, où tous les hypermarchés Cora ont été repris par d’autres groupes. Seuls restaient les 7 magasins belges et leur dépôt.
Au moins, aujourd’hui, ils sont fixés sur leur sort. Parce que la crainte de la faillite, elle était là. Le fait qu’on leur dise : « S’il y avait eu faillite, cela aurait signifié plus ou moins 30 000 euros brut d’indemnisation pour des gens qui ont 25-30 ans d’ancienneté ». Au bas mot, ils auraient laissé la moitié de leur passif social sur le carreau…





Aujourd’hui, quelles sont les revendications du SETCa ?
Si les travailleurs et travailleuses de Cora peuvent être indemnisés par leur employeur du paiement du passif social, c’est au moins quelque chose qui leur permettra de garder ce à quoi ils ont droit. C’est la reconnaissance de leur travail, ce qui est fondamental. Ça leur permet aussi de ne pas tomber trop rapidement au chômage, de garder un salaire correct et de ne pas sombrer dans les schémas d’exclusion préparés par le gouvernement. Nous espérons aussi pouvoir négocier une enveloppe supplémentaire.
Nous demandons également le reclassement professionnel, parce que ce sont des gens qui ont fait toute leur carrière chez Cora. Beaucoup ont commencé comme étudiants. Il y a un attachement à l’enseigne. Cora, c’ était la commission paritaire 312 des hypermarchés, la meilleure en termes de conditions de travail. Ils sont spécialisés dans leur job mais ont besoin de formation pour pouvoir rebondir, réorienter leur carrière en ce compris en dehors du secteur commerce.
Enfin, pour les plus âgés, la RCC est un filet de sécurité qui disparaît avec le nouveau gouvernement. Chez Cora, entreprise en difficultés reconnue jusque fin 2025, nous demandons au ministre d’abaisser, l’âge de la pré-pension jusque fin 2025. Et ce, afin de pouvoir pré-pensionner un partie des personnes licenciées. Pour l’instant, il est à 60 ans… Mais je ne suis pas persuadée que la N-VA soit heureuse avec ce genre de solution. Le Ministre Clarinval tarde à nous répondre.
Les meilleures conditions de travail du secteur, grâce au travail syndical ?
Oui. Au fur et à mesure du temps, on avait obtenu de bonnes choses. Comme les pré-pensions qu’on a négociées pour répondre à la demande de restructurations de 2015. Jusqu’à ce moment-là, Cora n’avait jamais pré-pensionné. Ils estimaient que cela coûtait trop cher. Grâce à nous, 450 personnes sont parties en pré-pension. On avait aussi négocié des contrats de minimum 28 heures/semaine et limité le travail étudiant.
Cora, c’était la Rolls des conditions de travail du commerce, l’endroit où il faisait bon vivre. Les travailleurs en étaient conscients. Même si, objectivement, depuis la restructuration de 2015, on leur a demandé pas mal d’efforts supplémentaires sans plus jamais rien proposer en contrepartie. On leur a par exemple demandé d’accepter plus de polyvalence, de flexibilité et leur charge de travail a été alourdie… singulièrement depuis la dernière restructuration fin 2023.
Mais donc, en règle générale, le dialogue social se déroulait bien dans l’entreprise ?
Chez Cora, on a toujours eu un vrai dialogue social. On s’est souvent confronté à la direction, mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître qu’avec elle, on a toujours pu discuter de tout. C’était ce dialogue qui permettait d’obtenir des solutions pour les gens sur le terrain.
« Chez Cora, on a toujours eu un vrai dialogue social. […] C’était ce dialogue qui permettait d’obtenir des solutions pour les gens sur le terrain. »
Témoignages
On peut lire sur votre site que depuis 10 ans et trois restructurations, « le SETCa se bat pour trouver des solutions négociées avec la direction afin de pérenniser l’emploi ». Malgré cela, Cora annonce sa fermeture. Ce drame était-il évitable ?
On pouvait en tout cas avoir des solutions qui auraient permis à Cora de jouer avec les mêmes armes que ses concurrents. Si les employeurs – et je pense aux employeurs de tout le secteur – avaient accepté de discuter avec nous de l’harmonisation des commissions paritaires, par exemple.
Dans le commerce, on a cinq commissions paritaires qui vont du petit épicier du coin jusqu’au travailleur de l’hypermarché. Et on a des franchisés qui ont 10 magasins. Mais 10 magasins qui sont 10 entités juridiques différentes… Ce dumping-là leur permet de rester dans commission paritaire qui protège moins bien les salariés. Par contre, ils usent – voire abusent – du travail du dimanche. Et donc on se retrouve avec de grands magasins qui ouvrent tous les dimanches comme le petit épicier du coin.
Ce que demande le SETCa, c’est d’harmoniser les conditions de travail entre tous ces « faux petits indépendants » et Carrefour, Aldi, etc. Et que quand il y a un groupe d’actionnaires qui dirige plusieurs magasins, il faudrait que l’on considère ces magasins comme une seule entité. Notamment pour la mise en place d’une délégation syndicale, mais aussi pour des conditions de travail identiques. Faire mieux pour tous, c’est possible.
En quoi les mesures du nouveau gouvernement vont-elles affecter ces travailleurs ?
La moitié des travailleurs de Cora ont plus de 45 ans. 60% d’entre eux ont plus de 20 ans d’ancienneté. Ça veut dire que ce sont des travailleuses, principalement, qui ont une formation très spécifique et qui vont devoir être reformées pour sortir du chômage. Ça veut dire aussi que ce sont des gens qui n’auront pas les 35 années nécessaires au compteur pour ne pas être exclus du chômage. Ils vont être sur le fil de l’exclusion.
Les politiciens disent qu’il y a 100.000 postes vacants dans l’horeca, les services, etc. Mais allez dire à la caissière du Cora qui a 50 ans et qui est cassée physiquement, de travailler dans l’horeca ! Quel employeur embauchera une personne de 50 ans pour ce genre de travail s’il peut prendre deux étudiants à la place et que ça lui coûte moins cher ?
« Quel employeur dans l’horeca embauchera une personne de 50 ans s’il peut prendre deux étudiants à la place et que ça lui coûte moins cher ? »
myriam delmée, présidente du setca
De plus, chez Cora, il y a 50-60% de femmes. Beaucoup risquent de ne pas avoir droit au CPAS, car elles ont un conjoint. Des femmes qui jusqu’à présent étaient totalement autonomes dans leur vie, vont se retrouver extrêmement dépendantes… Le gouvernement dit que ce sont des mesures qui ne visent pas les femmes. Mais en pratique, la catastrophe pour les femmes va être bien plus importante !
« Des femmes qui jusqu’à présent étaient totalement autonomes dans leur vie, vont se retrouver extrêmement dépendantes… »
Plusieurs articles évoquent l’essor du commerce de proximité. Il y a un changement de comportement du consommateur.
Il y a forcément un changement de comportement. Et des courses plaisir, pour une partie de la population. Il y a des gens qui ne veulent plus prendre de temps pour faire leurs courses et qui n’accordent pas d’importance au prix. Ceux-ci vont aller faire du commerce de proximité. C’est aussi des comportements qui sont différents à la campagne et en ville. Les gens en ville vont moins facilement se déplacer jusqu’aux hypermarchés qui se trouvent généralement en agglomération. Enfin, il y a aussi toutes les personnes qui optent pour du circuit court.
Depuis le covid, de plus en plus de gens font également leurs achats en ligne. Est-ce que la prolifération des achats en ligne tient une part de responsabilité ??
Pas nécessairement. Chez Colruyt par exemple, ça a créé de l’emploi. Les achats étaient plus nombreux et donc il y a des shifts additionnels le matin et le soir pour préparer les commandes. Les gens font soit le matin, soit le soir. Ils ont une stabilité d’horaire qui est relativement importante et ça permet un équilibre vie privée/vie professionnelle.
Normalement, ces travailleurs ne seront pas touchés par le changement des heures pour le sursalaire (mesure de l’Arizona) parce que c’est inscrit dans des conventions collectives. Nous y serons vigilants en tous cas… Par contre, ça sera compliqué de le négocier ailleurs. D’où l’intérêt d’avoir un accord sectoriel. Le gouvernement ne peut pas en modifier les conditions.
L’IA est en train de bouleverser le monde du travail. Elle faisait d’ailleurs partie des thèmes de votre Congrès. Comment s’en protéger ?
L’IA dans le commerce, ça fait des années que ça existe. Ça s’appelle l’automatisation : les caisses automatiques, les étiquettes automatiques, les commandes automatiques pour les stocks… Mais elle va encore connaître un coup d’accélérateur.
Pour certaines entreprises, ce ne sera pas nécessairement négatif. Je pense à Colruyt et les scans des caddies. Le groupe Colruyt, c’est 30.000 travailleurs et ils développement de l’emploi tous les ans. Donc si les postes de caissiers disparaissent, les personnes vont « simplement » remplir d’autres postes vacants. L’IA ne va pas être vécue comme un facteur perturbant, que du contraire, les gens vont être contents de ne plus devoir soulever 10 tonnes par jour. Parce que oui, la manutention, c’est 10 tonnes par jour ! Pour le personnel plus âgé donc, le fait de ne plus être à la caisse, ça sera vécu comme une super fin de carrière.
Le problème c’est que le jour où il n’y aura plus que le paiement automatisé et donc plus du tout de caissiers, certaines catégories de travail à responsabilités (caissier en est une) vont disparaître et donc la rémunération spécifique qui va avec aussi.
Le commerce compte 500.000 travailleurs et travailleuses. Pour toi, quel est l’avenir du secteur en Belgique ?
Ma crainte c’est qu’on se retrouve avec un secteur dans lequel on ne peut plus faire carrière et vivre dignement de son travail. Qu’on ait un secteur à la hollandaise, où la moitié des emplois sont occupés par des étudiants et où les autres contrats sont des emplois précaires où il est impossible de gagner correctement sa vie. Qu’il y ait trop de précarité de contrats, de flexibilité, trop de polyvalence ou bien que ce soit trop lourd physiquement… Dans l’état actuel des choses, c’est encore un secteur où tu peux sortir de l’enseignement secondaire, ne pas avoir de compétences particulières et te dire « Je vais y faire carrière, je vais progresser ». Parce que tu ne dois pas avoir de diplôme pour devenir chef de rayon chez Carrefour, par exemple.

« Ma crainte c’est qu’on se retrouve avec un secteur dans lequel on ne peut plus faire carrière et vivre dignement de son travail. »
— Myriam Delmée, Présidente du SETCa
Les politiciens disent qu’il faut activer tout le monde, augmenter le taux d’emploi. Oui, mais que tout le monde puisse accéder à un vrai emploi. Un emploi dans lequel tu peux être heureux, faire carrière et quand tu rentres chez toi, être bien dans tes pompes.