Delhaize en veut au droit de grève, au droit de protester et à l’ensemble du monde syndical. Mais l’armée d’avocats de la chaîne de supermarchés fait face à la Justice et aux syndicats, qui ne lâchent rien. Reportage au palais de justice de Gand.
Jeudi 21 novembre, au matin
Un groupe d’une soixantaine de personnes s’est rassemblé devant l’imposant bâtiment du palais de justice, dans le centre de Gand. Quelques-uns portent du bleu, d’autres, du vert, et la grande majorité, une veste rouge. Ce sont « les gens du syndicat ».
Toutes et tous sont là pour soutenir leurs collègues et camarades venus défendre le droit de protester devant la Cour d’appel. Ces mêmes collègues et camarades, qui avaient déjà obtenu gain de cause dans l’affaire qui les opposait à la chaîne de magasins Delhaize en première instance. Mais le groupe Delhaize ne s’est pas rangé derrière cette décision de justice et est allé en appel.
De quoi est-il question ? De la « notification » adressée par un huissier de justice à des travailleurs en soutien d’un piquet de grève d’un magasin Delhaize. La « notification » en question impliquait qu’ils devaient partir sous peine de se voir infliger une amende de plus de 1.000 euros. Un peu fort? Ce n’est pourtant là qu’une partie de l’histoire.
« Rien à craindre »?
Pour connaître en le fond, il faut remonter à l’année passée.
Rétroacte. Nous sommes en mars 2023.
Delhaize annonce alors son intention de « franchiser » ses 128 supermarchés belges, jusque-là en gestion propre. Des indépendants prendraient alors le relais. C’est du moins la version officielle communiquée par la direction. En réalité, la multinationale Ahold Delhaize – qui se porte plutôt bien – s’attaque par là aux conditions salariales et de travail de le personnel. Du personnel qui se regroupe, élit ses représentants lors des élections sociales et négocie des conditions salariales correctes avec son syndicat. Tout cela, la direction de Delhaize veut le balayer d’un revers de la main. Pour plus de facilité. Et moins de coûts.
En « franchisant » ses magasins, c’est-à-dire en faisant assurer leur gestion par des indépendants, Delhaize brise la représentation syndicale, mais donc aussi la force des membres du personnel. La direction le présente autrement: les membres du personnel n’auraient « rien à craindre », car ils seront repris par les gérants indépendants. Certains parlent même de façon condescendante de « regroupement de personnel ».
« Delhaize se fait ici le porte-drapeau de tous les employeurs qui préfèrent que toute résistance et toute lutte de la classe ouvrière soient interdites. »
— Bart Leybaert
Pour rappel. Ces gérants indépendants exploitent effectivement des magasins Delhaize, qui vendent des produits sous l’appellation de la marque, et génèrent des bénéfices pour le grand holding. Mais ils restent de plus petits employeurs, avec de petits groupes de travailleurs. Les règles auxquelles ils sont soumis sont moins encadrées et tout se décide sans ou avec de peu concertation avec les représentants du personnel. Ils peuvent donc payer des salaires moins élevés, moins bien rémunérer le travail du week-end, offrir des contrats plus précaires, des horaires compliqués, ou encore recourir davantage aux intérimaires, flexi-jobbers et étudiants. Delhaize veut être compétitif sur le dos des travailleurs pour pouvoir distribuer toujours plus à ses actionnaires.
Protestation du personnel
Et aujourd’hui? Pour les travailleurs et travailleuses des magasins franchisés, impossible désormais de taper du poing sur la table, car ils se retrouvent seuls. Les gérants restent juste en-dessous du seuil qui les oblige à organiser la concertation avec les représentants des travailleurs et les syndicats sur les conditions de travail et de salaire. Finement joué.
D’ailleurs, des affaires ont été portées en justice dans ce cadre. En effet en mai 2024, des élections sociales devaient être organisées dans tout le pays et les syndicats sont convaincus que les règles n’ont pas été suivies dans la chaîne Delhaize. Dans quelques magasins, le tribunal a déjà donné gain de cause aux syndicats. Détail non sans importance, le même jour, des plaidoiries se tenaient dans une affaire en justice pour organiser des élections sociales dans les magasins Delhaize de Gand, Ledeberg et Wondelgem.
En bref, faire passer de cette façon des milliers d’emplois à la trappe, sans dépenser un seul euro d’indemnités de licenciement pour renforcer encore ses bénéfices sur le long terme, telle est la politique du groupe Delhaize.
Les syndicats et les Delhaiziens, souvent des personnes qui ont donné depuis toujours le meilleur d’elles-mêmes pour « leur » magasin et « leurs » clients, n’ont toutefois pas l’intention de se laisser faire sans broncher. Des piquets de grève ont été organisés à l’entrée des magasins dès l’annonce de la « franchisation ». Des tracts ont été distribués, les clients informés.
Notification d’huissier
Avril 2023. A Wondelgem, à 5 km du centre de Gand, Bart Leybaert et Katrien Degryse, deux membres du SETCa (le syndicat des employés de la FGTB) viennent prêter main forte au piquet de grève organisé devant le magasin Delhaize. Tous deux sont secrétaires pour le secteur du commerce. Katrien, à Gand, Bart pour le Waasland. Ils viennent soutenir les Delhaiziens en grève.
« Soudainement, quelqu’un s’est dirigé vers nous », explique Bart. « Il est apparu que c’était un huissier, envoyé par Delhaize. Il m’a demandé ma carte d’identité. J’ai refusé de la présenter. Je ne sais que trop bien que seul un policier a le droit de vérifier votre identité ».
Ce qui a suivi est juste hallucinant. L’huissier a sorti une notification. Une pièce judiciaire, comparable à une citation à comparaître ou à un jugement. « Mon nom figurait sur le document », poursuit Bart. « Il était mal orthographié, mais c’était clair : l’huissier n’avait pas besoin de ma carte d’identité. Mon nom était déjà inscrit et lui et Delhaize avaient recherché au préalable mon identité ». La notification était sans équivoque : si Bart ne quittait pas le terrain de Delhaize, c’est une amende de plus de 1.000 euros qui l’attendait.
« Plus rien ne nous surprend », explique Katrien, qui comme Bart, a reçu la même notification de l’huissier. « Les employeurs nous connaissent, nous les secrétaires permanents. Mais une amende de 1.000 euros, c’est du jamais-vu. Nous ne sommes pas non plus ‘rock’ n roll’. Le piquet était rompu. »
« Il s’agit du droit de défendre des conditions de travail décentes. Nous sommes tous concernés. »
— Katrien Degryse
Décision du juge
Delhaize a utilisé une requête unilatérale pour briser la grève. Le terme juridique en dit long. Cette procédure juridique d’urgence permet de saisir unilatéralement la justice pour une intervention rapide sans débat contradictoire, parce que la partie adverse n’est pas connue. Le recours aux requêtes unilatérales s’explique par le fait qu’elles permettent d’exclure une procédure ordinaire, dans laquelle dans notre Etat de droit, la partie adverse est entendue de façon à pouvoir se défendre.
« Le groupe Delhaize a utilisé cette voie de droit de façon abusive », explique Katrien. « Il savait pertinemment qui était la partie adverse. Sans même avoir besoin de notre carte d’identité pour nous envoyer l’huissier et ainsi briser la grève. Il a trompé le juge qui a octroyé cette requête unilatérale ».
Juin 2023. La décision du même juge tombe. Et elle est sévère. Il condamne les agissements de Delhaize et donne gain de cause au syndicat, à Katrien et à Bart. Mais Delhaize n’en reste pas là. La chaîne de supermarchés fait appel du jugement en première instance.
« Nous sommes droits dans nos bottes »
21 novembre 2024. Les plaidoiries devant la cour d’appel sont organisées. Katrien et Bart sont motivés et confiants. « Nous sommes droits dans nos bottes », explique Katrien, très sereine. « Aucun argument, aucun fait ne peut nous être reproché qui amènerait un juge à prendre une autre décision. Delhaize se montre sous son plus mauvais jour pour exploiter juridiquement cette situation. »
Les syndicalistes incriminés sont soutenus dans leur conviction par un arrêt de la Cour constitutionnelle rendu juste une semaine auparavant. La Cour apportait ainsi une réponse à une question posée par un juge liégeois parce que Delhaize avait, dans cette affaire également, recouru à des requêtes unilatérales pour briser des actions de grève. La chaîne de supermarchés argumentait que les limitations à la requête unilatérale menaçaient l’exercice de son droit de propriété et que de ce fait, ces limitations étaient anticonstitutionnelles. Mais rien n’est moins vrai.
« La Cour constitutionnelle a estimé qu’il n’en était rien. Les limites strictes imposées au recours aux requêtes unilatérales pour mettre fin à des piquets de grève pacifiques installés devant des magasins ne sont pas contraires à la Constitution », pouvons-nous lire dans le communiqué des trois syndicats et de la Ligue des droits humains. De plus, selon la Cour, les conditions de la requête unilatérale visent justement à protéger l’exercice du droit de grève, même si ce droit s’exprime par un blocage pacifique de l’accès aux magasins.
Bien plus loin que Delhaize
La chaîne de supermarchés n’a, en réalité, peut-être plus rien à gagner. Et si Bart et Katrien se montrent confiants par rapport à une issue favorable le 18 décembre, lorsque le verdict sera rendu, l’importance de cette affaire s’étendra bien au-delà de Gand.
« Delhaize est ici le porte-voix de tous les employeurs qui préfèrent voir muselée toute opposition et toute lutte des travailleurs », affirme Bart.
« De telles pratiques nous touchent en plein cœur en tant que syndicat », conclut Katrien. « Ce n’est pas juste Delhaize, ni simplement un piquet de grève devant ce magasin à Wondelgem. Cela va bien plus loin ».
« En recourant de façon abusive aux moyens de droit, tels que cette requête unilatérale, les entreprises tentent de saboter le droit à l’action, le droit de protester et le droit de grève des travailleurs individuels et de briser les forces collectives de ceux qui se regroupent dans un syndicat. C’est donc le droit de s’associer et de se battre pour des conditions de travail décentes qui ici visé. Cela nous concerne tous ».
Delhaize, un malaise partagé par tout le secteur
La franchisation des magasins Delhaize n’est pas sans conséquences. Il y a peu encore, le SETCa rapportait que pas moins de 9.200 travailleurs avaient vu leurs conditions de travail se détériorer à la suite de cette opération.
Durant les heures de pointe, on remplace le personnel par une kyrielle de flexi-jobbers et d’étudiants. Plus de feuilles de paie. Plus aucune prime. Les heures d’ouverture, le contenu des tâches, le règlement de travail, tout cela est modifié. Le nombre de malades de longue durée a fortement augmenté en raison d’une augmentation de la pression au travail.
Les Delhaiziens ne sont pas les seuls à faire les frais de telles décisions. Tout le secteur risque de ressentir le malaise de chez Delhaize. Certainement avec le gouvernement fédéral qui s’annonce et qui ne jure que par une flexibilisation plus poussée à la mesure des entreprises avec le travail du dimanche qui deviendra la règle : « En faisant travailler le personnel le dimanche sans encadrement social, Delhaize et toute sa clique de franchisés se rendent coupable de dumping social et forcent tout le secteur de la distribution à ouvrir le dimanche, soutenu en cette démarche par le futur gouvernement », met en garde le SETCa. « De cette façon, ce sont toutes les conditions de travail du secteur du commerce qui sont tirées vers le bas ».
[1] Pays de Waes, région située entre Anvers et Gand