La vie est devenue sensiblement plus chère ces dernières années. Les prix de l’énergie, des denrées alimentaires, des services ou encore des loyers ont explosé. Une étude récente de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) portant sur la période 2021–2023 montre que la flambée des prix de l’alimentation – qui a atteint un pic de 23 % en Europe en 2023 – ne s’explique pas uniquement par les mécanismes classiques du marché. Elle a été gonflée artificiellement par ce que l’on appelle la « greedflation », la gloutonnerie des entreprises motivées par le profit.
Une chaîne d’approvisionnement perturbée
En 2020, l’Europe enregistrait une faible inflation d’environ 2%. Ce qui, de manière générale, est considéré comme un niveau sain pour une économie. Mais cette stabilité a rapidement été bouleversée.
Le premier chamboulement est apparu en mars 2020, lorsque le Covid-19 a pratiquement paralysé l’économie mondiale. Si les conséquences immédiates ont été atténuées par un soutien public sans précédent pour préserver le pouvoir d’achat, les chaînes d’approvisionnement mondiales ont été gravement perturbées.
En 2022, le deuxième chamboulement a surgi avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La dépendance européenne au gaz russe a provoqué une flambée spectaculaire des prix de l’énergie. De plus, l’Ukraine, l’un des principaux exportateurs mondiaux de blé, de maïs et d’huile de tournesol, a vu son accès aux marchés internationaux bloqué, notamment en raison du blocage des ports en Mer Noire par la Russie.
Les engrais à l’abri de toute sanction
La Russie est également un acteur majeur dans la production d’engrais chimiques et des matières premières associées, un maillon essentiel au tout début de la chaîne alimentaire. Cette filière a, elle aussi, été perturbée par la guerre. Pourtant, selon la FEPS, les bénéfices des entreprises d’engrais ont triplé.
Comment est-ce possible ?
Il y a des sanctions sur les exportations russes, mais afin de préserver la sécurité alimentaire mondiale, aucune sanction n’a été imposée sur les engrais. Le conflit engendre toutefois d’autres soucis : des entreprises de transport refusent d’acheminer des cargaisons russes, les entreprises russes sont exclues du système de paiement international SWIFT (utilisé dans le monde entier et assorti de sanctions), et les produits effectuent souvent de longs détours via des pays non européens comme la Chine, l’Inde ou la Turquie.
Chaînes alimentaires : le maillon faible
En analysant plus en profondeur la chaîne alimentaire, on comprend mieux pourquoi les prix des denrées ont autant augmenté en si peu de temps – et surtout qui a pu profiter de ces augmentations.
Les producteurs d’engrais ont triplé leurs bénéfices, passant de 15 milliards de dollars en 2020 à 44 milliards en 2022. Les petits agriculteurs, qui ont dû en assumer le coût, ont répercuté la hausse sur les consommateurs. Les entreprises de négoce dans l’agro-alimentaire (ADM, Bunge, Cargill, Dreyfus) ont profité de la volatilité du marché et de l’insécurité alimentaire par le biais de la spéculation, faute de régulation des marchés financiers. Les entreprises de transport maritime ont enregistré une marge bénéficiaire médiane de 50 % en 2022, grâce à la concentration du marché et à la manipulation des prix. Enfin, les industries agroalimentaires (comme Unilever, Nestlé, etc.) ont vu leurs bénéfices augmenter de 10 à 20 % suite à des hausses de prix qu’elles avaient elles-mêmes fixés.
Concernant les chaînes de supermarchés, la FEPS n’a pas trouvé de preuve directe qu’elles aient fortement augmenté leurs prix de leur propre initiative. Toutefois, elle met en garde contre la forte concentration du marché, qui constitue une menace pour la stabilité des prix. Une analyse de la situation en Belgique, menée par le think tank Minerva, confirme ce constat : les supermarchés belges ont enregistré des hausses de chiffres d’affaires, mais pas de bénéfices exceptionnellement élevés. Autrement dit, les coûts ont été répercutés, mais sans tirer un profit abusif de la crise inflationniste.
Oligopoles spéculatifs
Ceci nous amène au cœur même de la problématique : comment certains maillons de la chaîne alimentaire se servent-ils de l’inflation pour engranger des bénéfices exceptionnellement élevés ?
Deux mécanismes principaux sont à l’œuvre. D’une part, les prix ont été brutalement augmentés. Cela est rendu possible par la structure oligopolistique de ces secteurs, c’est-à-dire qu’un petit nombre d’entreprises contrôle quasiment l’ensemble du marché, limitant la concurrence. D’autre part, il est question de spéculation – ou de manipulation des marchés financiers pour réaliser des bénéfices. L’oligopole le plus fort se trouve dans le secteur maritime, où il n’y a pas de spéculation. Des pratiques commerciales spéculatives sont toutefois observées dans les secteurs des engrais chimiques, du commerce des matières premières alimentaires et de l’industrie agroalimentaire.
Pénurie artificielle
Mais comment fonctionne exactement ce commerce spéculatif ? Les matières premières pour les produits alimentaires et les engrais sont négociées à la bourse avant même d’être récoltées ou produites. Les spéculateurs parient sur une hausse future des prix : ils achètent ces contrats en espérant que, lorsque la marchandise sera livrée, elle vaudra plus que le prix initialement payé.
Ces « contrats à terme » sont revendus des dizaines de fois – uniquement sur papier – et à chaque revente, un spéculateur tente de réaliser un bénéfice. Par exemple, en 2011, 4.400 millions de tonnes de blé ont été négociées à la bourse de Chicago, alors que la production mondiale n’a été que de 1.850 millions de tonnes cette année-là. Les fonds et les banques d’investissement tirent profit des fluctuations de prix et de la pénurie artificielle, et c’est le consommateur qui en paie le prix.
À l’origine, cette forme de commerce spéculatif devait offrir une certaine sécurité aux agriculteurs, leur garantissant de pouvoir vendre leur production à un prix convenu. Mais comme tout marché financier sous-réglementé, cela finit par créer plus de problèmes que de solutions.
Aux États-Unis, le commerce spéculatif de denrées alimentaires était relativement bien encadré depuis le krach boursier de 1929. Mais en 2000, le président Bill Clinton a fait abroger ces régulations avec l’adoption du Commodity Futures Modernization Act, ouvrant ainsi la voie à une spéculation massive et incontrôlée.
Que faire ?
Pour lutter contre l’inflation des prix alimentaires, plusieurs mesures concrètes peuvent être mises en œuvre. L’étude de la FEPS recommande notamment l’instauration de contrôles des prix sur les biens essentiels, accompagnés de réserves stratégiques. Cela a été fait avec succès en Espagne et au Portugal en 2022 et 2023 pour limiter la hausse des prix de l’énergie, avec un effet positif sur les denrées alimentaires.
Elle plaide également pour une réglementation plus stricte des marchés financiers, notamment par l’interdiction pour les fonds indiciels d’investir dans les matières premières agricoles et par la mise en place d’une taxe sur les transactions financières afin de freiner la spéculation excessive. Une plus grande transparence des prix à destination des consommateurs est aussi nécessaire.
En outre, la mise en place d’une taxe sur les surprofits permettrait de prélever une part des bénéfices exceptionnels réalisés par certaines entreprises, dont le rendement dépasse largement la norme. Selon les estimations, une telle mesure aurait pu rapporter jusqu’à 126 milliards d’euros dans l’UE en 2022.
Enfin, la création de réserves de produits alimentaires de base pourrait servir de rempart contre les pénuries et les hausses de prix.
L’indexation comme contrepoids
L’étude de la FEPS se base principalement sur un contexte européen et international. Heureusement, en Belgique, nous disposons de l’indexation automatique des salaires, qui offre aux travailleurs une première protection contre la hausse des prix. Les employeurs critiquent souvent ce mécanisme, affirmant qu’il alimente l’inflation et pourrait déclencher une « spirale prix-salaires » – un mythe déjà démenti par la FGTB à plusieurs reprises En réalité, la véritable menace vient des spéculateurs et des surprofits des entreprises. L’indexation reste donc un outil indispensable pour faire face à la « greedflation » et la « spirale profit-prix ». Mais pour qu’elle soit pleinement efficace, elle doit s’accompagner d’une régulation rigoureuse des marchés financiers et d’un contrôle des marchés financiers et des oligopoles. |