Laurent Pirnay : « Il y a une vraie attaque idéologique contre le service public »

Laurent Pirnay : « Il y a une vraie attaque idéologique contre le service public »

La semaine prochaine, le front commun syndical mène une mobilisation historique : une manifestation contre les violences de genre et trois jours de grève, dont deux uniquement dans les services publics. Nous avons rencontré Laurent Pirnay, Vice-Président de la CGSP, pour évoquer l’importance des services publics, l’impact des réformes de l’Arizona sur les travailleurs et travailleuses du secteur, la nécessité des grèves et les perspectives du mouvement.

Le 10 novembre, de nombreuses écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles étaient en grève pour dénoncer les économies imposées par la majorité MR-Engagés, dans le secteur de l’enseignement. Le front commun syndical parle d’une mobilisation exemplaire. Qu’est-ce qui explique, selon toi, l’ampleur de ce mouvement ?

Laurent Pirnay : La violence des attaques que subissent actuellement les enseignants prend des formes multiples. Il y a des attaques sur le financement – la qualité et l’outil de travail -, les conditions de travail… et aussi sur la possibilité pour les jeunes d’avoir accès à un enseignement public émancipateur. Quelque chose qui nous est cher.

 Les mesures prises par ce gouvernement limitent les choix d’études des jeunes et leur accès même à l’enseignement. Résultat ? Nous allons vers une éducation qui figera les inégalités sociales. Un enfant d’ouvrier aura beaucoup plus de mal à accéder à des filières différentes de celles de ses parents. On enferme les jeunes dans des parcours prédéfinis. C’est une attaque directe contre notre modèle de société et d’éducation.

J’ai lu il y a quelques jours que les syndicats, les parents et les directions des principaux réseaux demandent des comptes au gouvernement. C’est inédit, non ?

En effet. Cette dynamique est également très forte au niveau des écoles, entre les enseignants et les étudiants. C’est un mouvement qui dépasse les syndicats, et cela démontre que les analyses répétées depuis des années par les organisations syndicales sont justes… Ce front commun élargi s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique positive de que l’on observe depuis quelque temps déjà dans les mobilisations interprofessionnelles.

Les 24 et 25 novembre, deux nouvelles grèves sont prévues, d’abord dans le secteur des transports et puis une grève dans l’ensemble des services publics. La situation est grave…

 Nous faisons face à une attaque très structurée à l’encontre  des services publics, à différents niveaux de pouvoir (statut de la fonction publique, financement des services publics, etc.). En fait, c’est tout notre modèle de société qui est remis en cause. Prenez la pension : ce n’est pas une réforme qui est proposée, c’est un démantèlement. Réformer, c’est ajuster des paramètres ; ici, on détruit le système pour le remplacer.

L’objectif est de mettre fin au modèle public, collectif et solidaire. Pour preuve, le gouvernement veut déjà négocier l’instauration d’un ‘deuxième pilier’ pour 2026, ce qui veut dire une pension privée, gérée par des banques et des assurances, qui viendrait remplacer la pension légale solidaire. C’est une attaque frontale contre la sécurité sociale.

Cette absence de dialogue n’est pas propre aux pensions. La SNCB a connu un record de grèves cette année.

En effet, et rien n’a évolué non plus pour les travailleurs et travailleuses du rail qui subissent encore plus brutalement les « réformes » pensions et qui font face également à d’importantes mesures d’économies. Les camarades cheminots étaient particulièrement remontés. Il y a eu une demande d’au moins 72 heures de grève. Cette volonté a pu être rencontrée par l’appel à la grève de la CGSP, du 25 novembre.

Certaines personnes affirment pourtant que les grèves sont inutiles, qu’elles empêchent les navetteurs de se rendre à leur travail, que c’est une journée d’école de perdue pour les enfants… ? Que leur répondez-vous ?

En 1840, l’espérance de vie était de 40 ans en moyenne. Maintenant, elle est de 80 ans. En deux siècles, on n’est pas devenu des mutants. Si on vit maintenant en moyenne deux fois plus, c’est parce qu’on a conquis par la lutte sociale les services publics, la sécurité sociale et le droit du travail.

Le progrès social, tous les congés payés, la fiscalité progressive, etc. n’ont été possible que par la lutte sociale. Aujourd’hui, nous continuons le mouvement pour défendre le modèle qui est le nôtre.

Et il faut aussi rappeler que la grève est l’aboutissement d’un long processus…

Effectivement. On négocie les pensions depuis le mois de mai. En septembre, on a eu 33 heures de ce que le gouvernement appelle ‘des négociations, durant lesquelles l’ensemble de nos demandes et des revendications syndicales ont été ignorées. À tel point que le texte final était identique à celui avec lequel nous avions commencé. Les mouvements de grève interviennent donc après avoir essuyé  des ‘non, non et non’ à répétition, pendant 33 heures.

On entend souvent l’argument : ‘mais les urnes ont parlé l’année passée’. Certes, mais la démocratie ne s’arrête pas au vote. Ce n’est pas parce que les urnes ont parlé que la rue doit se taire et que les travailleurs ne peuvent plus se mobiliser. C’est une autre voix qui s’exprime et elle est tout aussi légitime.

Vous dénoncez une série de mesures d’économies dans l’enseignement, de restrictions budgétaires dans les transports… Pourquoi est -ce que ce gouvernement attaque aussi fort les services publics ?

Je pense que la logique du gouvernement, n’est pas qu’une logique d’économie budgétaire. La ‘nécessité de faire des économies’ n’est qu’un simple prétexte. En réalité, il y a une vraie attaque idéologique contre le service public et ce qu’il permet : fournir des services essentiels en dehors de la sphère marchande, pour que tous les citoyens et citoyennes y aient accès.

Par son mode de financement – fiscalité et caisses de l’État – le service public empêche l’accumulation capitaliste. Si demain les transports étaient privatisés, les prix augmenteraient et les actionnaires seraient rémunérés aux dépens des usagers.

Le service public casse cette dynamique propre au système capitaliste. C’est la raison pour laquelle il est attaqué, tout comme les pensions du secteur public. Car on ne fait pas vivre la sphère financière par les pensions légales et les pensions du premier pilier.

Ce gouvernement, s’en prend également particulièrement aux femmes, fortement représentées dans les métiers publics souvent les moins valorisés. Comment seront-elles impactées ?

Les femmes vont être impactées à deux niveaux. En tant que travailleuses des services publics, puisqu’elles sont effectivement fortement représentées dans les services d’aide aux personnes, du soin, d’aide à l’enfance, dans l’enseignement, etc. Ces métiers sont pour la  plupart considérés – à tort – comme non productifs et sont donc sujets à des économies.

Mais elles vont être impactées aussi dans leur vie privée. Quand on ne développe pas des services d’aide aux personnes, des crèches publiques, etc., on laisse la charge de ces services-là sur les épaules des femmes, dans la sphère privée. Et cette configuration-là ne leur permettra pas – ou difficilement – de répondre aux exigences professionnelles.

Pendant les négociations avec le gouvernement, on a soulevé l’impact dramatique du malus pension sur les femmes. Pour lui, cette réforme va changer les comportements, les femmes vont travailler plus longtemps, se construire plus de droits, avoir de meilleures pensions… Mais cela ne se produira pas tant que le modèle de société continuera à faire peser la charge familiale principalement sur elles.

C’est donc pour toutes ces raisons qu’il est crucial de poursuivre la mobilisation. Après les grèves de novembre, quelles sont les prochaines étapes ? Faut-il s’attendre à un durcissement du conflit ?

Ce qui est déjà important à dire, c’est que si on a la possibilité de mener des actions avec une réelle perspective de victoire, c’est grâce à la mobilisation réussie d’octobre. Avoir une manifestation de cette ampleur au moment du débat budgétaire, a fait en sorte qu’on le fasse capoter.

En tant qu’organisation syndicale, après l’appel de novembre, il est essentiel de tracer les perspectives pour la rentrée.

Que répondrais-tu aux politiques qui affirment qu’on n’ a pas le choix et que les réformes sont indispensables pour réduire le déficit ?

Pour atteindre les 10 milliards d’économies, le gouvernement Arizona envisage deux pistes :  durcir la réforme des pensions et imposer un saut d’index uniquement sur les travailleurs et travailleuses du service public. C’est une erreur. Sous prétexte de réduire les dépenses, ces mesures appauvrissent les travailleurs, réduisent la consommation et grippent l’économie. Pour un gouvernement, les services publics sont des variables d’ajustement faciles car il est l’employeur, donc il est plus simple de biffer des lignes d’effectifs, des investissements, etc.

À ces responsables qui prétendent qu’il n’y a pas d’autres solutions, je réponds : il faut envisager d’autres moyens, comme taxer les plus riches ou revoir l’impôt des sociétés, qui devait soi-disant doper l’économie et qui ne l’a pas fait. On peut aussi s’attaquer à la dette publique, parce qu’on n’est pas obligé de considérer qu’une dépense de remboursement de dette est plus importante à honorer qu’une dépense qui permet d’envoyer nos enfants à l’école ou de soigner nos malades.

Enfin, à ceux qui parlent au nom de nos enfants, je dis : laissez-nous décider de ce qui est le mieux pour eux.

Que répondrais-tu à toutes ces personnes qui affirment que les fonctionnaires bénéficient de très – voire trop – bonnes conditions de travail ?

On croit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs. Tout le monde peut, en théorie, postuler pour devenir agent pénitentiaire. Mais nos camarades dans les prisons le savent mieux que tous : être agent pénitentiaire c’est affronter la surpopulation, le danger perpétuel, la détresse humaine causée par le sous-investissement en prison.

Quand on regarde de près les conditions de travail des travailleurs au service de la collectivité, on constate qu’ils sont totalement maltraités par les politiques. Et malgré les conditions de plus en plus dégradées et de plus en plus difficiles, ils font en sorte – et c’est vraiment à leur honneur – que le service soit rendu, correctement. Que nos gamins et nos malades ne pâtissent pas des politiques d’austérité.


« Malgré les conditions de plus en plus dégradées et de plus en plus difficiles, les travailleurs du service public font en sorte – et c’est vraiment à leur honneur – que le service soit rendu, correctement. »

— Laurent Pirnay, Vice-Président de la CGSP

Pourquoi les services publics sont-ils si importants dans une société ? Il y a également un aspect lié à l’accessibilité des services, non ?

Il y a l’aspect sociétal global que j’ai déjà évoqué, mais aussi l’impact direct sur le budget des ménages. Grâce aux services publics, on a accès à la culture, aux soins, à l’éducation… à moindre coût. Des services qu’on ne saurait pas se payer si on devait faire appel à des services privés. Ça permet aux ménages de consacrer une partie de leur argent à autre chose. De vivre, et de ne pas simplement survivre.

Quel modèle de service public défendez-vous pour les prochaines années ?

Nous défendons le modèle de la FGTB, basé sur la redistribution des richesses. Mais pour cela, il faut d’abord une volonté politique de capter une part de cette richesse. Et il faut capter ses richesses non pas pour financer des avions de combat ou envoyer nos enfants sur les champs de bataille, mais pour améliorer la qualité de vie de toutes et tous.

Pour terminer l’interview, un mot aux militants et militantes à la veille des différentes mobilisations ?

Peut-être que certains hésitent à se mobiliser ou sont fatigués. Mais le seul combat perdu est celui qui n’est pas mené. Il s’agit de pouvoir se regarder dans le miroir demain en se disant : ‘J’ai tout essayé’. Et si malgré tout, ils continuent à nous écraser, on continue à résister, encore et encore.

Ne pas se battre, c’est perdre nos libertés.

Même un combat qui n’est pas totalement victorieux reste une victoire. Parce qu’il crée en nous la fierté de l’avoir mené. Et la fierté de l’avoir mené avec nos camarades.

Laurent pirnay, vice-président de la cgsp

Ioanna Gimnopoulou
Journaliste, Syndicats Magazine |  Plus de publications

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