Femme, scientifique, syndicaliste. Yasmin Fahimi a très vite compris que le syndicat jouerait un rôle majeur dans sa vie. Après une courte carrière en politique, elle accédait voici un peu plus de deux ans à la présidence de la DGB, le plus grande confédération syndicale allemande. Une confédération qui regroupe les secteurs du métal, de la construction et de la pétrochimie entres autres. Interview.
Pouvez-vous retracer votre carrière syndicale ?
« J’ai une formation de chimiste au départ. Mais sur le plan politique, j’ai toujours été influencée par les penseurs socialistes, qui ont analysé l’importance des systèmes économiques pour une société et se sont penchés sur les conflits d’intérêt entre le travail et le capital. Ces réflexions cadraient également avec mon expérience personnelle et familiale.
Malheureusement, en tant qu’étudiante, je ne pouvais pas encore m’affilier à un syndicat. En 2000 toutefois, j’ai débuté comme secrétaire syndicale auprès de l’ICG BCE – le syndicat industriel des Mines, de la Chimie et de l’Energie- à Hanovre. Durant les 13 années qui ont suivi, j’ai occupé différentes fonctions : sur le terrain, avec des jeunes, ou encore des fonctions d’assistance à la direction et enfin, j’ai pris la présidence du syndicat dans les matières stratégiques et politiques.
J’ai ensuite occupé différentes postes politiques au sein du parti social-démocrate d’Allemagne (SPD). Mon engagement politique a toujours été axé sur le monde du travail. Je suis toujours restée très attachée au travail syndical. Je suis très heureuse d’avoir été élue à la tête de la DGB, le 9 mai 2022. »
Quel moment décririez-vous comme culminant dans votre carrière ?
« Sans hésiter, je dirais mon élection à la présidence de la DGB. Je me sens ici chez moi, politiquement parlant. Et cette position, avec d’énormes responsabilités, m’offre de nombreuses opportunités de réaliser les objectifs qui me sont chers. C’est un très grand honneur pour moi.
Les années que j’ai passées en politique ont constitué des étapes précieuses pour comprendre le fonctionnement du Parlement, des ministères et des partis politiques. Connaître ces mécanismes est très utile pour traduire les matières qui préoccupent les syndicats en des décisions politiques concrètes. La boucle est maintenant bouclée. Je peux dire que je suis parvenue à une fonction qui me permet, dans mon cœur et dans ma tête, de réaliser ma passion pour un monde du travail juste. »
Et les points négatifs ? S’il y en a ?
« L’invasion de l’Ukraine par la Russie a sans aucun doute été un moment très difficile, politiquement mais aussi personnellement. Nous, syndicalistes, sommes traditionnellement actifs dans les mouvements pour la paix. Une guerre au cœur de l’Europe était tout simplement inimaginable. La crise qui s’en est suivie a été un défi énorme, à tous niveaux. Il a fallu protéger les entreprises, les travailleurs et leurs revenus. Nous sommes parvenus à négocier des mesures de soutien et un plafonnement des prix de l’énergie. Malheureusement, nous ne sommes toujours pas sortis de la crise, et les tâches qui nous attendent sont gigantesques. »
Vous êtes la première femme à la tête de la DGB. Les syndicats sont souvent vus comme un bastion d’hommes…
« Les syndicats, un bastion d’hommes ? Nous sommes au 21ème siècle. Le travail syndical implique de se battre pour les droits humains et plus particulièrement pour l’égalité. L’image du vieux syndicaliste qui était un homme blanc est dépassée. Evidemment, il y a toujours quelques structures archaïques qui subsistent, mais nous sommes en pleine métamorphose. Je suis la première femme à la tête de la DGB, mais je ne suis certainement pas la seule. Au Japon, aux Etats-Unis, au Canada et en Afrique du Sud, il y a des femmes fortes à la tête des fédérations syndicales.
« Nous sommes au 21ème siècle. L’image du vieux syndicaliste qui était un homme blanc est dépassée. Ce qui compte, c’est de représenter les gens avec passion. »
— Yasmin Fahimi, Présidente de la DGB
Peut-être que certaines personnes ne se sentent pas encore à l’aise à l’idée qu’une femme assure une fonction de direction. Mais finalement, tout le monde le sait: assertivité, vision stratégique et bonnes idées ne sont pas l’apanage des hommes. L’époque où les organisations étaient dirigées en tapant du poing sur la table et en haussant le ton est révolue. Dans le contexte actuel, la transparence, le travail d’équipe, la créativité et les qualités sociales sont bien plus importantes si vous voulez diriger une grande organisation. En définitive, ce qui compte, c’est de représenter les gens avec passion. »
Diriez-vous que l’Allemagne traverse actuellement une période de paix sociale ou plutôt d’agitation ?
« La polarisation est de plus en plus grande en Allemagne, aussi bien sur le plan social que politique. Cela se reflète notamment dans la montée des partis populistes de droite. Après plusieurs crises, la frustration est de plus en plus grande. Face au coût de la vie sans cesse en augmentation et à l’avenir incertain. Des études récentes indiquent que la cohésion sociale est encore très forte. Il y a de plus en plus de grèves ; ce qui témoigne d’une confiance en soi des travailleurs qui se battent pour obtenir leur juste part, après des années de crises et de restrictions. C’est aussi une indication que, malgré un nombre croissant de conflits dans la société, des solutions constructives sont aussi trouvées. En bref l’engagement démocratique est primordial.»
Quels sont les plus grands défis pour les travailleurs et travailleuses allemands à l’heure actuelle ? Plus particulièrement par rapport à l’automatisation et la numérisation?
« Comme dans bon nombre d’autres pays européens, les défis sont nombreux. Le manque de main d’œuvre qualifiée dans des secteurs spécifiques entraîne une spirale d’heures supplémentaires et de pression au travail. La détérioration des conditions de travail amène plus de personnes à arrêter le travail et de ce fait, le manque de main d’œuvre s’agrave.
Parallèlement, la transition écologique met les entreprises sous pression financièrement. De nombreux travailleurs constatent un manque d’investissements pour sécuriser les lieux et des coûts privés de plus en plus élevés. L’automatisation et la digitalisation font aussi leur lot de victimes parmi les travailleurs. Notre “Good Work 2022 Index” (indice de satisfaction au travail) sur la numérisation pointe l’intensification du travail et le fait que les frontières deviennent plus floues. Le contrôle et la surveillance, le contrôle numérique externe et la rationalisation figurent parmi les effets négatifs du travail numérique. Ainsi, 40% des personnes interrogées estiment que la numérisation a augmenté la pression au travail. 46% soulignent que les exigences par rapport aux nombreuses tâches à exécuter ont augmenté et un bon tiers se sent plus contrôlé au travail. À l’inverse, seules quelques personnes soulignent une amélioration des conditions de travail. »
Les travailleurs belges connaissent un système d’indexation automatique des salaires, qui permet à ces derniers de suivre l’évolution des prix, sans devoir négocier. Existe-t-il un mécanisme similaire en Allemagne ?
« En Allemagne, les salaires réels ont baissé de 0,3% en 2023 en raison des augmentations de prix qui n’ont pas pu être compensées par les augmentations salariales. C’est toutefois beaucoup moins qu’en 2022. En raison de la forte inflation, les salaires avaient chuté de 4,4% en termes réels. Après correction pour le facteur inflation, les salaires négociés collectivement en Allemagne se situent maintenant 0,8% sous le niveau de 2015.
L’Allemagne ne connaît pas d’indexation automatique des salaires comme en Belgique. Les syndicats allemands s’efforcent cependant d’obtenir de la marge pour des augmentations, sans toucher à la répartition globale des revenus. Cela n’a toutefois pas été possible récemment – compte tenu de l’inflation extrêmement élevée pendant et après la période du coronavirus. Les syndicats ont également dû constater que la négociation collective était parfois mise à rude épreuve, sous prétexte de l’aide de l’Etat. Un exemple : les autorités ont introduit une soi-disant ‘prime en compensation de l’inflation’, exonérée d’impôt et de cotisations sociales. Le mécanisme permet aux employeurs de payer 3.000 euros par travailleur jusque fin 2024, et ce système est utilisé à grande échelle. »
Dans notre pays, on parle beaucoup de délocalisation de l’industrie manufacturière, en raison des coûts salariaux élevés. Est-ce aussi un débat que vous avez en Allemagne ? Et si oui, comment réagissez-vous ?
« Oui, c’est un débat très actuel ici aussi. On assiste à la délocalisation de sites de production industriels. Même s’il y a des signaux positifs – avec des investissements par des entreprises comme Intel, Microsoft et Tesla – il y a une menace réelle pour l’économie allemande et pour des emplois stables et bien rémunérés. Chaque semaine, de nouveaux licenciements sont annoncés. De nombreuses sociétés investissent à l’étranger. Les coûts salariaux ne sont pourtant pas particulièrement élevés en Allemagne.
La couverture des conventions collectives en Allemagne ne cesse de diminuer depuis 25 ans. On est passé d’un peu moins de 80% en 1996 à 51% en 2022 – et le secteur allemand des bas salaires est un des plus grands de l’UE.
Les problèmes urgents sont les prix de l’énergie élevés qui entraînent un fléchissement de la production dans les industries énergivores, et le manque d’investissements publics. Nous sommes le seul pays industrialisé à mener une politique d’austérité qui nous mène à une crise économique. Nous avons besoin d’un programme d’investissements avec des mesures ciblées pour encourager les investissements des entreprises, moderniser l’infrastructure publique et rendre notre pays plus attrayant. Par ailleurs, nous avons urgemment besoin d’élargir les sources d’énergie renouvelable et de renforcer les conventions collectives sur les salaires pour améliorer le pouvoir d’achat des gens. »
Enfin, êtes-vous inquiète face à la montée de l’extrême droite en Europe, et en Allemagne en particulier ?
« Oui. En Allemagne, le parti d’extrême droite AfD a doublé ses résultats aux élections européennes par rapport à 2019. En tant que syndicats allemands, nous montrerons plus que jamais que l’AfD n’est pas l’allié des travailleurs. Au contraire, il détricote activement leurs droits. Sur le plan fiscal et social, la politique de l’AfD suit clairement un agenda néolibéral et il est de notre devoir de le dénoncer. La meilleure solution contre l’AfD, c’est une politique qui donnera confiance : des salaires corrects et des infrastructures publiques efficaces, avec des écoles, des soins de santé, des services publics de qualité et la sécurité assurée dans les espaces publics.
Les élections européennes n’étaient qu’une première étape en Allemagne. En automne, nous aurons les élections régionales et l’an prochain, les élections fédérales. Nous redoublons nos efforts. Nous nous sommes ralliés à une large coalition d’associations pour soutenir les actions en faveur de la démocratie. »