Pouvoir manifester est un droit fondamental, dans toute démocratie qui se respecte. Pourtant les syndicats, de nombreuses associations de la société civile ainsi que de nombreux juristes s’inquiètent du constat que partout en Europe, en ce compris en Belgique, ce droit recule. Ensemble, ils ont créé la Coalition pour le droit de protester dont la première conférence-débat se tenait à l’ULB le 3 octobre dernier.
Le constat partagé par les différents intervenants est alarmant. Depuis quelques années, les politiques – très majoritairement de droite mais pas que – s’en prennent à un droit fondamental pour le restreindre. Ces bâtons dans les roues sont de plus en plus nombreux. Les attaques interviennent à plusieurs moments et de différentes manières. C’est ce qu’illustre le témoignage d’Aurélien Berthier, qui se qualifie lui-même de manifestant du dimanche : « Je ne manifeste pas très souvent, toujours dans le cadre de manifestations autorisées, je reste éloigné des fauteurs de trouble et de la police. »
Un droit conditionné
Parenthèse. Arrêtons-nous brièvement sur le concept de « manifestation autorisée ». Il faut une autorisation du bourgmestre pour organiser une manifestation. L’on est en droit de se demander pourquoi, puisqu’il s’agit d’un droit fondamental, il faut demander une autorisation pour l’exercer. « La Belgique est un des rares pays où cette réglementation existe », apprend-on de la bouche de Carine Thibaut, directrice générale d’Amnesty International Belgique. « C’est déjà un moyen de restreindre l’exercice de ce droit. À Namur, par exemple, la procédure pour obtenir l’autorisation de manifester prend trois mois. Se pose alors la question des manifestations spontanées. Est-il interdit aux Namurois de se rassembler au lendemain de bombardements dans un pays étranger pour en demander la fin? »
Des mineurs, des passants, une personne âgée…
Aurélien poursuit son témoignage. Le ton change. Ce « manifestant du dimanche » a été victime de la « technique de la nasse ». Une opération menée par les forces de l’ordre afin de ne laisser aucune issue aux manifestants cernés. En 2020, alors qu’il était sur le chemin du retour d’une manifestation qui revendiquait des moyens supplémentaires pour la santé et les hôpitaux, Aurélien se fait arrêter par la police. « On revenait de la manif, on était rue de la Régence. Au loin on voit des policiers en tenue robocop qui se préparent à entrer en action. C’est assez impressionnant en fait. Mais on ne se méfie pas : la manif est terminée, on est au milieu de personnes dont certaines sont justes des passantes. »
Les policiers vont les charger, les secouer, les molester. Ils sont quelques dizaines à être envoyés aux casernes d’ Etterbeek, privés de liberté pendant plusieurs heures. « Il y avait là des mineurs dont les parents n’avaient pas été avertis. Je me souviens aussi d’un vieux monsieur avec son sac Delhaize et ses légumes qui dépassaient. Ils ont fait aboyer les chiens sur nous et frappaient les matraques au sol.» Tout le monde est terrorisé. Trois personnes sont arrêtées de manière plus violente. L’une sera gazée au sol. Finalement, Aurélien sera remis en liberté.
Et après? La peur.
Et la suite ? Il y en a peu. « Après ces événements, j’ai vraiment été choqué par la façon dont la presse en parlait. Elle ne donnait que la version de la police. C’est après, lorsqu’il y a eu un travail du journaliste du Soir que la vérité a commencé à être dite. » Il y aura plainte au Comité P contre les policiers violents. Mais elle restera sans suite. Il y aura demande d’interpellation du Bourgmestre de Bruxelles, mais elle sera rejetée.
Durant l’arrestation, Aurélien a entendu des policiers lui dire que « si on ne veut pas être arrêté, on ne doit pas manifester » ou encore que « vous les gauchistes, vous récoltez ce que vous semez ». « C’est dingue ! », s’exclame le militant. « Ils me disent que je dois m’attendre à être arrêté si je veux exercer un droit qui est un droit fondamental : celui de protester. Le plus terrible, c’est que toutes ces intimidations se révèlent efficaces : après ça, je peux vous dire qu’on a peur et qu’on hésite avant d’aller à une manif. Moi, il m’a fallu plusieurs années pour y retourner. »
Un droit fondamental
Pierre-Arnaud Perrouty, Directeur de la Ligue des droits humains, rappelle en effet que le droit de manifester est un droit fondamental. Car une démocratie est par nature imparfaite. La représentation parlementaire ne suffit pas. Il faut donc laisser les citoyens et citoyennes s’exprimer, contester. Ce droit est protégé par la constitution belge, par la Convention européenne des droits de l’homme. Mais il constate des reculs depuis quelques années : « Il n’y a pas assez de condamnations des policiers abuseurs ou fautifs et dans le même temps, de plus en plus de sanctions administratives contre les manifestant·es sont prononcées. »
En ce 3 octobre, la salle est remplie de personnes engagées, de militant·es pour le climat, pour les droits humains ou encore pour la paix. Beaucoup ont constaté de visu les agissements de certains policiers lors de diverses manifestations. La plupart ont également à l’esprit les dérives vécues lors des manifestations des gilets jaunes en France. Autant d’éléments qui, eux aussi, font peur, et déforcent la volonté des citoyens d’exercer leur droit.
Dérives
Mais les violences ne sont pas uniquement policières. Des outils législatifs, détournés de leur fonction première, servent également à s’attaquer aux manifestants. Selena Carbonero, Secrétaire fédérale de la FGTB, explique qu’il y a quelques années, des syndicalistes ont été condamnés à des peines de prison pour « entrave méchante à la circulation » lors d’une journée de grève nationale. Pourtant, lorsque cette loi a été votée, il était très clair que cela ne pouvait s’appliquer aux syndicats. C’est écrit noir sur blanc dans les retranscriptions des débats parlementaires.
Mais le glissement a pourtant eu lieu. « Aujourd’hui, on constate qu’il y a détournement de certaines dispositions législatives contre les syndicats. Cette évolution nous a amenés à nous associer à d’autres associations, visées elles aussi par ces dérives autoritaires, et qui ont peut-être les épaules moins solides que les organisations syndicales pour y faire face : introduire un recours, se défendre en justice… Nous voulons être solidaires avec elles mais aussi créer un rapport de force le plus large possible. »
« Aujourd’hui, on constate qu’il y a détournement de certaines dispositions législatives contre les syndicats. Cette évolution nous a amenés à nous associer à d’autres associations pour y faire face : introduire un recours, se défendre en justice… »
— Selena Carbonero, Secrétaire fédérale de la FGTB
Des actes
Se parler, informer, sensibiliser, les différentes associations de la Coalition « Droit de protester » sont conscientes que c’est essentiel. Mais il fallait aller plus loin et poser des actes concrets. Après s’être mobilisée en février dernier contre le vote au Parlement de l’incrimination d’atteinte méchante à l’autorité de l’État, la coalition a déposé un recours devant la Cour constitutionnelle pour faire annuler l’inscription de cette infraction dans le nouveau code pénal belge. Pour la Coalition, elle comporte de sérieux risques pour le droit de manifester et la liberté d’expression. La coalition craint notamment que la désobéissance civile et les appels à celle-ci ne soient criminalisés.
Manifeste commun
La coalition « Droit de protester » , dont fait partie la FGTB, regroupe de nombreuses associations, mouvements, mutuelles et syndicats. Ces organisations rappellent que depuis la création de la Belgique, les mouvements sociaux ont influencé les lois, en revendiquant leur adoption, leur modification ou leur abolition. Elles dénoncent avec force les atteintes au droit de manifester que l’on constate actuellement, notamment au travers de leur manifeste. Lors du débat à l’ULB une synthèse de ce manifeste a été distribuée. Elle est disponible ici au téléchargement et à la lecture.