Jeremy Corbyn: “Les syndicats sont un élément essentiel d’une société démocratique”

Jeremy Corbyn: “Les syndicats sont un élément essentiel d’une société démocratique”

Syndicats Magazine s’est longuement entretenu avec Jeremy Corbyn sur les syndicats, la guerre, la paix et l’avenir. Rencontre.

EN BREF / Pendant presque toute sa vie d’adulte, Jeremy Corbyn a été un militant contre toutes les formes de racisme et de discrimination, un syndicaliste convaincu et un représentant intègre du peuple. Il a passé 41 ans à la Chambre des communes du Royaume-Uni pour le district londonien d’Islington North. Enfin, pendant cinq ans, il a été le leader du parti travailliste britannique. Aujourd’hui, plus actif que jamais, dans son propre pays mais aussi au sein du mouvement progressiste à travers le monde, il siège comme député indépendant.

Nous nous sommes entretenus avec lui pendant plus d’une heure lors du festival Manifiesta à Ostende, en septembre dernier, où il était invité.

“La voix des syndicats en tant que représentants des travailleurs est importante.”

Nous vivons un moment où beaucoup perdent espoir dans le système électoral. Les syndicats peuvent-ils contribuer à un changement politique?

Les syndicats sont en effet un élément essentiel d’une société démocratique, et peuvent être très efficaces pour provoquer un changement politique. Au Brésil, par exemple, le parti des travailleurs est une organisation entièrement basée sur les syndicats, et le président Lula est lui-même un syndicaliste. L’influence des syndicats au Brésil a été énorme. Même dans les jours les plus sombres de la dictature, les syndicats étaient toujours présents. En Afrique du Sud, les syndicats ont joué un rôle crucial dans la fin du régime d’apartheid et ont été très influents au sein de l’ANC de Nelson Mandela.

En Grande-Bretagne, le parti travailliste a été fondé par les syndicats. Lorsque j’étais à la tête du parti (de 2015 à 2020, ndlr), il y a eu beaucoup de concertation avec les syndicats. Cela ne veut pas dire que nous étions toujours d’accord sur tout, mais ce n’est pas grave. La voix des syndicats en tant que représentants des travailleurs est importante.

« Les syndicats négocient principalement les salaires et les conditions de travail, mais ils jouent également un rôle important dans la vie quotidienne des gens. Même aux États-Unis, les candidats à la présidence recherchent l’approbation des syndicats lorsqu’ils se présentent aux élections. Même Trump a pris la parole lors d’une réunion du syndicat des Teamsters ».

L’impact des technologies sur le travail

“J’ai pourtant quelques critiques à formuler à l’égard des syndicats en général, même si j’ai été syndiqué toute ma vie et que je le resterai jusqu’à la fin de mes jours. Ils sont parfois trop lents à reconnaître les changements technologiques qui ont un impact considérable sur le travail. Les travailleurs de plateformes sont de plus en plus représentés dans les syndicats et c’est une bonne chose. L’année dernière, j’ai assisté à une réunion du syndicat des transports UBT en Belgique. Une discussion très intéressante y a eu lieu sur le sujet. J’estime que tous les travailleurs doivent être représentés dans un syndicat.”

Parlons un peu des médias. Ils n’étaient pas tendres avec vous lorsque vous étiez à la tête du parti travailliste…

C’est vrai. Dans les médias traditionnels, environ 91 % des communications sur notre parti ou nos propositions étaient tout à fait négatives. 6% étaient neutres. Cela nous laissait donc 3 % de communications positives. Je leur suis très reconnaissant pour ces 3% (rires)!

Depuis toujours, vous êtes un militant engagé contre toutes formes de racisme et de sectarisme. Pourtant, vous avez pu être accusé – sans vergogne et sans fondement – par les médias d’antisémitisme. Faut-il en conclure que la bataille est perdue dans les médias traditionnels, et qu’il ne reste plus qu’à jouer pleinement la carte des médias sociaux ?

Je ne pense pas que l’on puisse absolument séparer les médias traditionnels des médias sociaux. Les deux s’alimentent. Par exemple, les gens qui lisent les journaux le font très souvent en ligne, via les réseaux sociaux. Un autre exemple: la BBC (radio publique britannique, ndlr) propose une émission matinale intitulée “Today”. Elle a lieu presque tous les matins, pendant trois heures à la radio. Ce n’est pas que tout le monde suit cette émission, mais son influence est énorme. Elle définit le débat pour le reste de la journée. Des extraits apparaissent sur les médias sociaux et sont ensuite partagés ou transmis.

Les médias sociaux peuvent aussi être excessivement dangereux. Fin juillet dernier, environ une heure après le meurtre horrible de trois enfants dans un studio de danse à Southport, dans le nord-ouest de l’Angleterre, quelqu’un a prétendu en ligne que l’auteur des faits était un demandeur d’asile islamique. Cette fake news s’est répandue massivement, et des individus et des groupes d’extrême droite s’y sont ralliés. Quelques heures plus tard, des grands groupes ont commencé à attaquer des mosquées dans le nord de l’Angleterre. En bref, des gens ont été attaqués simplement parce qu’ils étaient musulmans.

Dès lors, faut-il contrôler les médias sociaux ?

C’est une question difficile. Selon moi tout le monde doit avoir un accès égal aux médias sociaux. Nous devons tous pouvoir nous exprimer librement. Mais comment gérer les communications à caractère sexiste ou raciste, ou qui incitent à la violence, ou qui sont tout simplement complètement fausses, comme ce fut le cas à Southport? De plus, il est très difficile de savoir qui se cache derrière certains messages. Je pense donc qu’il devrait y avoir un certain degré de contrôle ou d’autorégulation.

Cela signifie-t-il également une propriété publique ?

Question intéressante. La BBC est en fait une entreprise publique, théoriquement indépendante du gouvernement. Sa source de revenus est la redevance TV (la fameuse « licence fee » d’environ 200 euros par an, ndlr), que toute personne possédant un téléviseur doit payer. La BBC a une charte, dont l’objectif fondamental est d’éduquer, de divertir et d’informer. Pour une partie, la BBC fait du très bon travail : l’histoire, les documentaires, la musique, la télévision pour les enfants, les retransmissions sportives. Il en va autrement lorsque la chaîne s’engage dans un discours politique. Les principaux journalistes de la BBC sont pratiquement tous issus de l’enseignement privé et de deux universités. Cela donne une sorte de contrôle culturel des classes supérieures anglaises par le biais de la BBC. Je ne sais pas comment nous pouvons contourner ce problème. Je pense quoi qu’il en soi qu’il y a beaucoup de travail pour nous, et que la gauche doit s’appuyer sur les médias sociaux.

Passons à des thèmes internationaux. Pour le Canadien d’origine hongroise Gabor Maté, médecin spécialisé dans les traumatismes et le stress, ce qui se passe à Gaza depuis le 8 octobre 2023 est la pire chose qu’il ait vue en 80 ans de vie. Êtes-vous d’accord avec lui ?

C’est en tout cas l’une des pires. Mais il faut être prudent avec les superlatifs. Il y a eu des génocides au Rwanda, au Cambodge, au Darfour, par l’Indonésie contre les Timorais de l’Est. Il y a eu la guerre au Viêt Nam, en Corée, en Afghanistan, en Irak. La liste est longue, très longue. Ce que vit la population de Gaza fait également partie de cette liste. Ce qui rend cette situation si unique, c’est le caractère unilatéral du conflit. Israël occupe Gaza, et tente d’éliminer ou d’exterminer la population palestinienne de Gaza.

C’est pourquoi la décision de la CIJ (selon laquelle il existe des preuves substantielles permettant de croire que les conventions sur le génocide ont été violées par Israël, ndlr) était si importante. Gabor Maté pourrait certainement avoir raison ici. Et venant de lui, c’est très fort. 

Durant votre passage à Manifiesta, vous participez à un débat sur les syndicalistes pour la paix. La guerre fait rage dans l’est de l’Europe et on assiste à un véritable bain de sang à Gaza. Pensez-vous que les syndicats ou les militants ont un rôle à jouer dans cette quête de la paix ?

Je pense que le rôle des syndicats est important et qu’à de nombreux égards, les syndicats sont plus représentatifs et plus démocratiques que les partis politiques. Le rôle historique des syndicats dans les affaires internationales est intéressant. Jusqu’à la moitié du 19ème siècle environ, les syndicats étaient surtout là pour les personnes qualifiées, pour protéger des métiers spécifiques. Ainsi, il y avait des corporations pour les orfèvres, les ébénistes, etc. Ensuite, partout en Europe, les syndicats généraux se sont développés. Ce sont devenus des grandes organisations comptant des millions de membres. Puis, ils ont été impliqués dans des questions en lien avec les mutualités, la sécurité sociale, l’enseignement, le logement, la santé et tout un tas d’autres matières, jusqu’aux questions de paix et de guerre.

Le travail de Karl Liebknecht, Jean Jaurès, Rosa Luxemburg, Keir Hardie et d’autres encore dans les mouvements européens en faveur de la paix au 19ème siècle et au début du 20ème Siècle contre la Première Guerre mondiale a été crucial. On pourrait même se demander si, si les syndicats avaient été plus efficaces dans leur plaidoyer pour la solidarité ouvrière dans toute l’Europe, la Première Guerre mondiale aurait peut-être pu être évitée. Dans un premier temps, la plupart des syndicats américains ont soutenu la guerre au Vietnam, avant de s’y opposer progressivement. Même chose avec l’Iraq et l’Afghanistan. Et je suppose que c’est ce qui se passera aussi avec la Palestine et l’Ukraine.

Parlons maintenant jeunesse. On se souvient de la foule qui avait scandé votre nom au festival de Glastonbury. Un moment haut en émotion. D’après vous, quelle est la – ou y a-t-il une – formule magique pour conquérir le cœur des jeunes aujourd’hui avec un message de solidarité, de redistribution des richesses et d’autres idées socialistes ?

La clé, c’est le respect et l’espoir pour les jeunes, c’est d’écouter ce qu’ils ont à dire. Les jeunes dans toute l’Europe ont des difficultés. Dans mon pays, près de 40% des jeunes vont à l’université, et la quittent avec une dette de quelque 70.000 livres sterling (= plus de 80 000€, NDLR), que la plupart d’entre eux ne pourront jamais rembourser. Emprunter de l’argent devient très difficile pour les jeunes, ils doivent louer sur un marché locatif privé totalement dérégulé. Très souvent, plus de la moitié de leur salaire est absorbée par leur loyer. Cette situation, vous la retrouvez partout en Europe, avec un niveau de vie pour les jeunes qui est inférieur à celui de la génération de leurs parents. Et il n’ y a aucune amélioration en vue.

Le résultat de tout cela ? Problèmes psychologiques, déception, criminalité, société divisée. Pour moi, il faut donc inspirer et réunir les jeunes. Ça a toujours été un plaisir de travailler avec de nombreux groupes de jeunes différents à un travail créatif et culturel, à l’organisation d’actions syndicales et politiques. Mais surtout, de leur dire : tu fais la différence. Pourquoi donnons-nous des perspectives si sombres à la future génération ? C’est le message que nous avons véhiculé après mon élection à la tête du parti travailliste en 2015. Avec un énorme soutien des jeunes. Les jeunes ont voté plus nombreux que jamais.

Après des dizaines d’années en politique et avec la montée en flèche du populisme de droite : où trouvez-vous l’énergie nécessaire pour poursuivre la lutte, dans un climat parfois toxique ?

Et bien… je ne bois pas d’alcool, je ne mange pas de viande. Je pense vivre une vie équilibrée. Je travaille dur en tant que député pour ma circonscription électorale. Je l’ai toujours fait. J’ai toujours été totalement conscient des besoins de la communauté qui a été si généreuse pour m’élire. Je consacre énormément de temps à écouter les gens. Chaque jour, je découvre une situation nouvelle, ou des gens d’un endroit dont je n’avais jamais entendu parler. J’essaie de discuter, de comprendre la vie des autres.

Les plus grands philosophes ne sont pas toujours dans les universités. Il y a des gens très intelligents qui mendient en rue. Ce n’est pas parce qu’ils font la manche qu’ils sont stupides ou mal informés. Nous avons des choses à apprendre de tout le monde.

J’ai aussi une passion pour la lecture et la nature. J’ai mon propre potager. Je compose des recueils de poésie, avec plusieurs textes qui sont mes propres poèmes. Pas beaucoup, juste quelques-uns.

Etes-vous aujourd’hui plus optimiste pour l’avenir que vous ne l’étiez lorsque vous avez repris les rênes du parti travailliste il y a 9 ans, ou est-ce juste l’inverse ?

Ce qui se passe actuellement m’attriste vraiment. Toutes ces guerres. En Ukraine, à Gaza, au Yémen, au Soudan, au Congo… Et la liste est encore très longue. Ce qui me rend toutefois plus optimiste, c’est que les connaissances progressent. De nombreuses personnes qui protestent partout dans le monde contre ce qui s’est passé en Palestine ne savaient peut-être même pas où se situait la Palestine il y a un an. Et ces personnes sont malgré tout touchées par ce qu’elles ont vu.

Une dernière question. Qu’auriez-vous fait différemment durant vos cinq années à la tête du parti travailliste si vous aviez su ce que vous savez maintenant ?

J’ai eu trop confiance dans la structure du parti travailliste. Je pensais, clairement à tort, que la plupart des gens qui travaillaient pour le parti travailliste le faisaient pour le bien du parti. Certains, oui certains, étaient des figures très brillantes, des personnes qui travaillaient très dur, des personnes valables et très investies. Et à côté de cela, il y avait tout un groupe de personnes sans aucun intérêt pour une quelconque forme de changement social. Ils faisaient partie d’une bureaucratie qui servait ses propres intérêts.

Au début, je n’étais pas suffisamment fort pour faire face à tout cela. Mais comment aurais-je pu savoir à quel point les gens peuvent être malhonnêtes ? Nous avons toutefois changé la politique. Nous avons combattu la politique d’austérité. Nous avons recruté 600.000 nouveaux membres et encouragé toute une génération à devenir active en politique. Partout où je vais, les gens sont toujours actifs. Je suis fier de faire partie du groupe indépendant des parlementaires que nous venons d’instituer (The Independent Alliance, ndlr). Et avec le projet Peace and Justice, nous comptons maintenant 60.000 followers. Nous promouvons le changement économique, la collaboration internationale pour la paix et la justice, l’organisation de communautés locales… Toutes ces choses me remplissent d’espoir et me donnent suffisamment d’énergie pour continuer.

Merci pour cet entretien. C’était un véritable honneur.

C’était un plaisir de pouvoir m’entretenir avec vous. Merci du fond du cœur.

Geeraard Peeters
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