Chris Smalls, syndicaliste américain, rappeur et militant des droits humains, était parmi les invités du festival Manifiesta qui a eu lieu en septembre à Ostende. Il a également rendu visite à la FGTB, où Syndicats Magazine l’a rencontré, en compagnie de Bert Engelaar, secrétaire général, pour discuter actualité syndicale, culture et Gaza.
Après plus d’un an de lutte, Chris Smalls a fondé en 2021 le premier syndicat au sein du géant Amazon à New York, aux États-Unis. Une victoire considérable dans un pays où seulement 6 % de la population est affiliée à un syndicat.
Chris, parlons d’abord d’Amazon. Êtes-vous toujours en contact avec vos camarades de l’Amazon Labor Union (ALU – Syndicat d’Amazon) ?
Chris Smalls : « Oui, absolument. Nous sommes en contact étroit. Ces derniers jours, nous avons eu de nombreuses réunions avec notre équipe. Malheureusement, Amazon n’est pour l’instant pas obligé de négocier avec l’ALU (une obligation dite « bargaining order » ou obligation de négociation, ndlr). Le Conseil national du travail NLRB doit intervenir. Ce qui sera encore plus difficile sous le gouvernement Trump que cela ne l’était déjà sous le gouvernement Biden. Nous allons donc paralyser le centre de distribution en organisant une grève. »
En Belgique, les syndicats sont présents dans toutes les entreprises comptant au moins 50 employés. Ce n’est pas le cas aux États-Unis.
CS : « Non. Et ça rend notre victoire d’autant plus remarquable. Nous avons créé ce syndicat à partir de rien. D’autant plus qu’Amazon dépense 20 millions de dollars par an pour briser les syndicats. C’est autorisé dans notre pays. Nous avons dû d’ailleurs recueillir les signatures de 30 % des 8 300 employés de notre centre JFK8 pour pouvoir déposer une demande de création d’un syndicat. Pour le vote final, nous devions même obtenir 50 % des voix plus une. Après la création du syndicat, nous avons constaté une hostilité encore plus grande de la part de l’employeur. »
Un exemple ?
CS : « Mes collègues et moi avons été arrêtés lors de manifestations. Ils ont diffusé de fausses informations afin de provoquer des réactions violentes à notre encontre. Ils ont semé la peur et le doute parmi les employés. Les RH ont fait pression sur nos collègues pour qu’ils votent contre la création du syndicat. Amazon a recouvert le bâtiment d’affiches antisyndicales, jusque dans les toilettes. Il était impossible d’aller aux toilettes en toute tranquillité sans voir ce genre de propagande. »
Bert, quelle est la situation en Belgique ?
Bert Engelaar : « Chez nous, la situation est différente. Les employeurs belges ne sont pas aussi ouvertement agressifs. Les syndicats sont également profondément ancrés dans notre système juridique et dans le dialogue social. Mais ici aussi, nous observons des techniques subtiles visant à museler ou à paralyser les syndicats. Les entreprises tentent de contourner ou de ralentir la représentation syndicale en faisant appel à des cabinets d’avocats coûteux. Elles abusent des contrats temporaires ou des intérimaires pour rester en dessous du seuil des 50 salariés.
Lorsqu’une restructuration a lieu dans une entreprise, les délégués syndicaux sont souvent les premiers à être licenciés. C’est un moyen de se débarrasser des ‘éléments gênants’ et d’affaiblir le pouvoir de négociation des syndicats. Les employeurs se servent de l’excuse de la nécessité de rétablir la santé financière de l’entreprise. »
Chris, quelles sont les clés pour mobiliser les travailleurs et travailleuses ?
CS : « Notre formule était assez simple, mais pas si facile à reproduire. Nous avons installé un campement juste à l’extérieur de l’entreprise de laquelle j’avais été licencié. Pendant onze mois, soit plus de 300 jours. C’était inédit, mais nécessaire, car chaque jour, malgré les fausses informations que cette entreprise multimilliardaire diffusait à mon sujet et au sujet de mes collègues, les employés avaient la possibilité de me rencontrer et de me poser des questions.
Et puis ils ont dit : ‘L’entreprise ment, Chris est l’homme le plus gentil qui soit.’ Nous avons joué une sorte de partie d’échecs avec Amazon. Ils nous ont mis en échec. Nous devions les mettre échec et mat.
Amazon peut tout calculer : les statistiques, les robots, le chiffre d’affaires, les bénéfices, les embauches et les licenciements. Mais la solidarité ne se mesure pas en chiffres, pas plus que l’amour. Les employés ont vu que nous n’avions pas peur. Nous étions là, par tous les temps, jour et nuit. C’est authentique. Les travailleurs veulent pouvoir s’identifier au syndicat. »

« Les travailleurs veulent pouvoir s’identifier au syndicat. »
— Chris Smalls, Fondateur du premier syndicat au sein d’Amazon, aux États-Unis
La proximité est essentielle. Bert, tu peux en témoigner.
BE : « Absolument. Le département dont j’étais responsable est passé de 40 000 à 52 000 membres. Et pour se faire, nous n’avons pas réinventé la roue. Nous avons rendu notre syndicat plus utile dans la vie quotidienne des travailleurs et travailleuses, en leur apportant une aide concrète dans différents domaines et, surtout, dans différentes langues. Ici, à Bruxelles, beaucoup de gens ne parlent ni néerlandais ni français. C’est pourquoi nous avons lancé une campagne en roumain, hongrois, anglais, arabe, polonais et turc. Ainsi, toutes les personnes qui se sentaient un peu perdues ici à Bruxelles pouvaient nous contacter, avec des documents dans leur propre langue. Nous avons fourni des conseils juridiques, une aide à la recherche d’un logement – très difficile à Bruxelles – et des informations sur la sécurité sociale.
Nous avons adapté notre syndicat à ce dont les gens avaient vraiment besoin, et non à ce que nous pensions être nécessaire, en les écoutant. Maintenant, nous essarons de reproduire cela au niveau national. »
Parlons de Gaza… Bert, ce sujet est au cœur de ton agenda. Pourquoi ?
BE : « Pour moi, la solidarité n’est pas quelque chose qui se négocie. On ne peut pas défendre la dignité des travailleurs et travailleuses ici en Belgique et ensuite se taire quand tout un peuple dans un autre pays est privé de sa dignité, de son pays et de son avenir. Gaza est une question morale. Lorsque je suis devenu Secrétaire général en janvier, tout le monde, même au sein du syndicat, n’était pas convaincu de l’importance de Gaza. Au cours des neuf mois que j’ai passés ici, j’ai vraiment insisté pour que Gaza et la Palestine soient davantage à l’ordre du jour qu’auparavant.
Les syndicats, mais aussi les partis politiques, évitent certains sujets par crainte de perdre des membres ou des voix. Nous devons avoir le courage de défendre haut et fort les Palestiniens et de faire la différence. Les bombes tombent peut-être à des milliers de kilomètres d’ici, mais la lutte pour la justice est la même partout. »

« Les bombes tombent peut-être à des milliers de kilomètres d’ici, mais la lutte pour la justice est la même partout. »
— Bert Engelaar, Secrétaire général FGTB
Chris, comment t’es-tu engagé dans le mouvement pour la Palestine ?
CS : « Je suis père. Je suis syndicaliste. Je suis un citoyen américain qui paie ses impôts, et malheureusement, cet argent sert à financer un génocide…
J’ai participé une fois à une table ronde avec Mustafa Barghouti, une figure éminente de la communauté palestinienne. Il m’a invité en Palestine, mais le 7 octobre est arrivé et je n’ai pas pu m’y rendre. Mais je me trouvais par hasard à Berlin, où vit une importante communauté palestinienne, et j’ai vu de mes propres yeux comment ils étaient maltraités par la police allemande, comment les enfants étaient arrachés à leurs familles, comment ils arrêtaient les militants palestiniens, réprimaient la liberté d’expression. Ils ont retiré les drapeaux palestiniens partout dans le quartier.
Lorsque j’ai partagé mon expérience aux États-Unis, j’ai perdu des dizaines de milliers d’abonnés du jour au lendemain. Les gens m’envoyaient des messages disant : ‘Je te soutiens toujours en ce qui concerne Amazon, mais là, je trace la ligne.’ Je n’arrivais pas à y croire. J’ai décidé de durcir davantage ma position.
Si nos valeurs syndicales affirment qu’une attaque contre l’un d’entre nous est une attaque contre tous, cela vaut également pour les Palestiniens. Je suis pourtant le seul dirigeant syndical américain à risquer sa vie pour les Palestiniens et à me rendre à Gaza avec la Freedom Flotilla il y a un mois. »
Tout comme la Suédoise Greta Thunberg, tu as participé à la Freedom Flotilla vers Gaza, dans le but de briser le blocus israélien et d’apporter une aide humanitaire. Comment cela s’est-il passé ?
CS : « Je savais dans quoi je m’embarquais. Je connaissais les risques. Et comme je suis un homme noir, le seul homme noir parmi les 21 volontaires à bord, je savais que je courais un risque plus grand. La veille de mon départ, j’ai parlé à mes enfants. Je leur ai dit à quel point je les aimais, à quel point je tenais à eux et à leur avenir. Et la raison pour laquelle je vais à Gaza, c’est pour leur avenir, car ce que nous voyons chaque jour, ce sont des images de génocide, d’enfants innocents, de femmes et d’hommes qui sont assassinés. Je ne peux tout simplement plus le supporter. Et je ne veux pas que mes enfants grandissent et me disent : ‘Papa, qu’as-tu fait ?’ Donc j’ai simplement pris une décision que je trouvais moralement juste.
Nous étions 21 à bord : 19 militant·es et 2 journalistes d’Al Jazeera. Pendant sept jours, nous avons navigué en Méditerranée, ce cimetière à ciel ouvert où tant de migrants perdent la vie en tentant de rejoindre l’Europe. Chaque nuit, des drones nous surveillaient. Avant même notre départ, nous avions subi des actes de sabotage. En mer, ce furent ensuite les menaces habituelles d’Israël.

À moins de 100 kilomètres des côtes de Gaza, nous avons été arrêtés et détenus illégalement par l’armée israélienne pendant douze heures. Ils nous ont contraints à mettre le cap sur Israël, où nous avons été livrés aux services d’immigration. Là, ils m’ont jeté à terre, tordu le bras derrière le dos et traîné comme une bête, utilisant mes chaînes pour m’étrangler. Ils m’ont ordonné de la fermer, m’ont projeté plusieurs fois contre le mur et couvert d’insultes racistes. Je savais que je ne vivais qu’une fraction de ce que les Palestiniens endurent quotidiennement. Même en tant qu’homme noir, je mesurais que leur réalité était encore bien pire.
Cela m’a confirmé qu’Israël n’est pas seulement un État raciste, mais aussi un État d’apartheid. C’est ainsi que le système est conçu, c’est ainsi qu’ils traitent les Noirs, les Bruns*, les Palestiniens et les Arabes. Du début à la fin, j’ai été traité de manière radicalement différente de mes camarades blancs. Après cinq jours de détention, mon camarade arabe et moi avons été conduits à la frontière jordanienne. Les autres, eux, ont été escortés jusqu’à l’aéroport de Tel-Aviv, puis expulsés vers leur pays. »
En parlant de racisme, Bert, la lutte contre l’extrême droite est au cœur de ton engagement syndical.
BE : « C’est indispensable, car l’extrême droite, en Europe comme en Amérique, a toujours été contre les travailleurs et travailleuses. Toujours. Elle prétend défendre les gens ordinaires, mais sa politique consiste à semer la division, briser la solidarité, affaiblir les syndicats et privatiser la sécurité sociale. Partout en Europe, elle attaque les migrants et les minorités, mais en fin de compte, elle sert les mêmes intérêts économiques que la droite néolibérale.
Partout en Europe, l’extrême droite attaque les migrants et les minorités, mais en fin de compte, elle sert les mêmes intérêts économiques que la droite néolibérale.
bert engelaar, secrétaire général de la fgtb
En Belgique, l’extrême droite est puissante sur le plan électoral. Mais je ne pense pas que tous ses électeurs soient vraiment d’extrême droite. Ces partis jouent un rôle : ils font semblant dêtre là pour les gens, comme s’ils allaient l’aider. Nous devons saisir cette occasion pour être encore plus présents en tant que syndicat pour tous les citoyens. Pour les travailleurs, les migrants, les demandeurs d’emploi, les personnes qui se sentent abandonnées à leur sort. Car au bout du compte, la solidarité sera toujours plus forte que la peur. »
Êtes-vous optimistes quant à l’avenir ?
CS : « Oui, absolument. Vous savez, les politiciens qui m’ont félicité pour mon combat contre Amazon – comme Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez – tous ces politiciens progressistes, sont restés silencieux à mon retour de la flottille. Mais à l’aéroport, 300 personnes m’attendaient, issues de différentes mouvements. Des militant·es pour le climat, du mouvement Black Lives Matter, pour la Palestine, pour les droits des femmes et des travailleurs.
Cela m’a confirmé qu’il y a de l’espoir. Car ce ne sont pas les politiciens qui vont nous sauver, mais les gens. Et les gens sont résilients. Le mouvement palestinien nous montre au monde entier ce que signifie rassembler des personnes aux origines et aux croyances différentes. C’est aussi ce que nous avons fait chez Amazon. »
BE : « Il y a beaucoup de peur dans ce monde, et moi aussi j’ai peur. Mais j’ai aussi beaucoup d’espoir. Malgré les menaces bien réelles qui pèsent sur nous – le changement climatique, la montée du fascisme, les guerres –, je reste optimiste. Quand je regarde mes enfants – l’aîné a 21 ans –, je vois une génération moins cynique que la nôtre, plus connectée au monde.
Si nous parvenons à organiser les gens, nous pouvons changer le cours de l’histoire, vers plus de justice. C’est la leçon que je veux transmettre à mes enfants. Je suis, au fond, un véritable optimiste. »

© Photos : Ioanna Gimnopoulou
*⚠️ Afin de ne pas trahir son propos, Syndicats Magazine a choisi de traduire le mot « Browns » par « Bruns ». Aux États-Unis, “Browns” renvoie le plus souvent aux communautés latinos (parfois aussi aux Sud-Asiatiques ou aux Moyen-Orientaux), dans le cadre des discours politiques, médiatiques ou militants. C’est une catégorisation très marquée par la manière américaine de penser la « race » : elle n’a pas d’équivalent direct en français et peut être perçue comme réductrice, voire stigmatisante, selon le contexte.