Le 25 janvier 2023, la Fédération européenne des travailleurs des transports (ETF) a accueilli la commissaire européenne aux transports Adina Vălean, ainsi que coordinateurs de la commission TRAN du Parlement européen pour une table ronde sur « L’avenir des transports ». Étaient présents: Marian-Jean Marinescu (PPE), Petar Vitanov (S&D), Ciarán Cuffe (Verts/ALE) et Elena Kountoura (La gauche). Le débat portait sur les causes et les solutions possibles aux problèmes structurels auxquels sont confrontés les transports et les travailleurs des transports. Au coeur des discussions : les pénuries de main-d’œuvre sans précédent et la détérioration des conditions de travail et des salaires. Le débat se tenait en présence de décideurs politiques, d’attachés aux représentations permanentes nationales auprès de l’UE, de représentants d’organisations patronales et d’autres acteurs du transport.
Le président de l’ETF, Frank Moreels, représentait les travailleurs des transports lors de cette table ronde. Nous l’avons rencontré pour faire le point sur le secteur, et les pistes pour l’avenir.
Si vous deviez aujourd’hui définir trois priorités pour résoudre les problèmes actuels dans le secteur du transport, quelles seraient-elles ?
Nous devons replacer les personnes au centre – à la fois les travailleurs et utilisateurs/consommateurs – et ainsi rebattre les cartes du secteur. Pour ce faire, nous avons besoin d’un pacte, d’un plan politique poursuivant des objectifs clairs. Car il s’agit bien d’un choix politique, pas d’un idéal utopiste. C’est ce que font l’ETF et tous nos syndicats chaque jour : veiller à ce que la politique en matière de transport accorde une place centrale aux personnes et aux travailleurs du secteur.
Faire respecter les règles
Le transport est confronté à un problème de contrôle et de respect des règles. Le Mobility Package a été le résultat de multiples discussions entre les syndicats, le Parlement européen et la Commission européenne. Nous avons obtenu un résultat positif dans le cadre de la lutte contre le dumping social et l’exploitation dans le transport. Mais qu’en est-il de sa mise en application ? La législation nationale contre le dumping social et l’exploitation existait avant le Mobility Package, mais les contrôles étaient déjà insuffisants. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes problèmes.
Combattre la précarité
La deuxième priorité consiste à combattre les emplois précaires et la sous-traitance illégale. Je rejoins la commissaire sur ce plan : il y a une pénurie de main-d’œuvre parce que les emplois sont instables ou mal payés. L’e-commerce et le secteur de la logistique sont confrontés à de nombreux problèmes ; la précarité et la faible qualité des emplois en sont deux majeurs.
Salaires décents
La troisième priorité concerne le salaire minimum. Il y a eu une longue discussion à ce sujet au sein de l’Union européenne. Nous ne disons pas que tous les travailleurs en Europe doivent recevoir le même salaire. Nous voulons des salaires décents partout. Nous pouvons y arriver en concluant des CCT solides. Est-ce trop demander que tous les travailleurs reçoivent un salaire leur permettant de mener une vie décente? Et cela s’applique particulièrement aux ressortissants de pays tiers, afin de lutter contre l’exploitation. Cela créerait des emplois de qualité et attractifs pour tous et permettrait de lutter contre la pénurie de travailleurs dans le transport.
Quelques autres membres du panel sont favorables à une poursuite de la libéralisation.. Pourtant, il n’est pas normal que nos syndicats découvrent un campement au Danemark avec près de 200 chauffeurs routiers vivant dans des conditions inacceptables. Il faut protéger ces gens. Nous avons vu dans le secteur maritime que P&O avait licencié 800 travailleurs par message vidéo, pour les remplacer instantanément par une main-d’œuvre bon marché. Non seulement c’est inacceptable, mais ce n’est pas non plus une méthode viable pour organiser le transport.
Il ne s’agit pas de mettre en place plus de bureaucratie. Mais d’élaborer des réglementations efficaces pour contrôler et combattre l’exploitation dans le secteur du transport. Nous apporterions ainsi une réponse aux problèmes de pénurie de main-d’œuvre. Les jeunes ne veulent pas travailler dans le transport, parce qu’ils constatent que les conditions de travail y sont mauvaises. Nous devons faire du transport un secteur qualitatif afin de motiver les jeunes à venir y travailler. Nous devons comprendre qu’il existe un vrai problème, et que la pénurie de main-d’œuvre s’éternisera si nous ne nous adaptons pas.
Santé et sécurité
Santé
« Il n’est pas normal qu’un bagagiste ait les genoux, les épaules et le dos démolis à 45 ans. Nous devons réorganiser le travail et le rendre plus ergonomique. Nous devons réglementer afin de protéger la santé et la sécurité des travailleurs. Les bagagistes soulèvent plus de 5 tonnes par jour et il existe bien d’autres exemples dans divers secteurs du transport. Nous devons donc réorganiser le travail afin que tous les travailleurs, hommes ou femmes, puissent travailler aisément et en sécurité. Dans le même temps, cela permettra d’augmenter le nombre de femmes dans le transport.«
Estimez-vous que l’UE a renoncé à l’emploi dans des secteurs comme le transport maritime ou le transport routier de longue distance? Comment pourrions-nous inverser la situation actuelle et mettre un terme aux pratiques de dumping social?
« En tant que syndicats, nous n’y renonçons pas et nous n’y renoncerons jamais. Mais notre priorité est claire : il faut que les conditions de travail soient identiques pour les citoyens européens ou ressortissants d’un pays tiers. Et il doit s’agir des conditions du pays où le travail est effectué. On peut réduire constamment les coûts, mais ce n’est pas un puits sans fond.
Tout le monde est le bienvenu pour venir travailler en UE, selon les conditions de l’UE. Par exemple, pourquoi les marins occupés sur des vaisseaux naviguant dans des eaux européennes n’auraient-ils pas droit à des salaires européens ? De nombreux pays européens ont renoncé à l’emploi dans le secteur maritime il y a des années et n’ont pas appris des erreurs du passé. Cela fait des années que nous demandons un espace maritime européen, au sein duquel les marins bénéficieraient des conditions européennes.
Nous avons poursuivi sur la même voie avec le transport routier, puis le transport public urbain et maintenant, les aéroports. Cette tendance est de plus en plus visible et il incombe aux décideurs politiques d’y mettre un terme.
Il est particulièrement hypocrite de se plaindre des vols d’avions annulés ou reportés par manque de personnel et de fermer les yeux sur les mauvaises conditions de travail dans les sociétés de manutention.
Frank Moreels
Il est évident que ces situations sont le résultat de décisions politiques. Le parfait exemple est celui de l’aviation : la libéralisation poussée à l’extrême, la pression sur les prix et la concurrence ont semé, année après année, le chaos auquel nous avons été confrontés l’été dernier. On nous pose sans cesse la même question : comment préserver la saison des vacances ? Comment préserver l’été ? Il n’y a pas de miracle : seuls une révision profonde des politiques et un remaniement du secteur dans son ensemble permettront de guérir un secteur aussi malade que celui de l’aviation.
Nous ne pouvons pas commettre la même erreur dans d’autres secteurs. À titre d’exemple, la Commission européenne se penche actuellement sur la révision de la Directive sur les conducteurs de trains. L’ETF est très inquiète par rapport à plusieurs propositions qui mettraient sérieusement en péril la sécurité sur le rail. Citons la révision à la baisse du niveau de connaissance de la langue requis pour les conducteurs. Des conducteurs incapables de parler avec leurs collègues, avec les gestionnaires de l’infrastructure ou, pire encore, avec les services de secours, représenteraient un sérieux risque. Les décideurs politiques européens doivent écouter l’avis expert des conducteurs de trains pour veiller à ce que cet emploi reste sûr et attractif. »
Cela fait des dizaines d’années que le changement modal constitue une priorité dans les politiques en matière de transport en UE et au niveau national. Selon vous, pourquoi cet objectif n’a-t-il pas été atteint et que faudrait-il changer ?
« Je pense qu’il y a eu de nombreux problèmes, parmi lesquels l’échec de la diminution des investissements et de la privatisation. Nous devons rendre les transports publics plus attrayants que la voiture. C’est aussi simple que cela. Pour ce faire, il faut multiplier les trajets, qui doivent commencer plus tôt et finir plus tard. Cela nécessite une hausse de l’investissement public, mais il faut également que le secteur soit attirant. Pour que les travailleurs soient prêts à travailler plus tôt et plus tard.
Le transport routier est très bon marché. Et le transport de marchandises par route est encouragé à se tourner vers le rail. Le prix de ce transport par route est maintenu artificiellement bas par le non-respect de certaines règles et par des sociétés peu scrupuleuses qui cherchent à gagner de l’argent au détriment des avantages sociaux et des conditions de travail. Il en va de même pour l’aviation.
On réserve de grandes ambitions au secteur ferroviaire, qui doit jouer un rôle clé dans des systèmes de transport plus durables mais, pour que le rail soit en mesure de répondre à ces attentes, le secteur a besoin d’investissements. Pas seulement dans l’infrastructure et le matériel roulant, mais aussi et surtout dans le recrutement et la rétention d’une main-d’œuvre suffisante. »
Nous avons vu de nombreuses expériences en Espagne et en Allemagne proposant des tickets à bas prix aux citoyens afin d’augmenter le nombre de passagers. Les syndicats émettent des doutes quant à la mise en œuvre de ces plans. Pouvez-vous développer ?
« Le transport public est un bien public et ne peut pas être une activité à but lucratif. Il a joué un rôle clé pour garantir la mobilité des travailleurs essentiels et pour permettre aux personnes ayant des revenus moins élevés d’accéder au monde du travail et aux services. La crise énergétique accroît encore l’urgence de disposer de transports publics de qualité.
Toutefois, il n’y a pas de transports publics sans travailleurs et ce secteur ne parvient justement pas à attirer de la main-d’œuvre. La pénurie de personnel devient critique et nuit à toute tentative d’augmenter la fréquentation dans les transports publics.
Selon nous, les tarifs réduits et la gratuité devraient être considérés comme une méthode pour redistribuer les richesses, à appliquer de façon ciblée. Cette approche garantit un revenu juste et un certain équilibre. Les tickets réduits ou gratuits doivent également être prévus et définis en concertation avec les partenaires sociaux. Le transport public devrait aussi bénéficier d’une compensation par le biais d’autres sources de revenus pour permettre d’investir dans l’infrastructure, l’amélioration de la flotte, etc. Les tickets réduits et gratuits doivent s’accompagner de mesures garantissant des conditions de travail et de rémunération équitables. Ils doivent s’inscrire dans des stratégies nationales à long terme. »
Y avait-il tout de même des points de convergence entre les membres du panel aujourd’hui ?
« Nous étions en désaccord sur de nombreux points, mais il reste beaucoup de questions sur lesquelles nous sommes parvenus à un accord. C’est le cas par exemple des zones de stationnement sécurisées pour les chauffeurs. Il faut des aires de stationnement sûres avec des équipements décents, de la nourriture de qualité disponible et accessible. Nous devrions développer davantage nos accords sur cette base.
Nous étions en désaccord notamment sur le thème de l’investissement dans le rail. Alors que beaucoup de services ferroviaires en Europe sont publics, les États ont pourtant réduit les investissements dans le secteur. Nous avons des exemples concrets des résultats de la privatisation du rail. Donc, cette dichotomie évoquée par certains membres du panel aujourd’hui est incorrecte : ce n’est pas entre le rail public et privé, mais bien entre les services ferroviaires et autres formes de transport public qui bénéficient ou non d’investissements.
La commissaire et moi étions d’accord sur le fait que nous avons besoin de travailleurs bien payés et correctement protégés dans le secteur du transport, afin d’en faire un secteur durable et attirant pour les travailleurs. Nous devons par ailleurs résoudre le problème du dumping social dans le transport de marchandises, sans quoi le changement modal et l’intermodalité seront voués à l’échec, dans la mesure où le transport de marchandises par route restera trop bon marché. Il faut « nettoyer » l’industrie du transport routier et ce ne sera pas une mince affaire. »