L’exposition Ruine de classes met en lumière un patrimoine ouvrier en voie de disparition, à travers les regards croisés de deux photographes adeptes de l’urbex.
Devoir de mémoire
Ils s’appellent Florian Leburton et Luana Arena. L’un vient de Liège, l’autre du Centre. Tous deux pratiquent l’exploration urbaine — l’urbex — depuis plus de dix ans. Ils arpentent usines désertées et maisons abandonnées pour capter ce que d’autres ne voient plus : les traces d’un patrimoine ouvrier qui disparaît. « Dans tout ce qui concerne les usines, il y a vraiment un devoir de mémoire », explique Florian. « Pour les habitations, c’est pareil : c’est un travail de mémoire et un hommage à tous ces ouvriers qui ont donné une grande partie de leur vie à un travail dur, parfois destructeur, mais qui laisse aujourd’hui derrière lui quelque chose d’esthétiquement fort. »
Luana, de son côté, est d’abord passée par les sites industriels avant de se tourner vers les maisons, ouvrières notamment, mais aussi celles des « patrons » industriels, laissées à l’abandon. « Je suis passionnée de décoration, alors j’ai eu envie d’explorer les intérieurs. Dans chaque maison abandonnée, on retrouve des fragments de vie ouvrière, comme figés dans le temps. C’est une façon d’observer la société. »
Leur exposition commune, Ruine de classes, était visible au festival Manifiesta. Elle réunit ces deux regards: d’un côté, les structures métalliques et les machines ; de l’autre, les intérieurs, intimes, figés. Ensemble, ils composent un récit fragmenté mais vibrant de la mémoire ouvrière.
De la curiosité à l’engagement
Si Luana dit être arrivée à ces thématiques « par curiosité », Florian revendique des racines militantes : « J’ai un gros passé syndical et politique. Mon attachement aux usines vient de là, de mon amour pour le milieu ouvrier, mais aussi d’un engagement. Aujourd’hui je transmets autrement : à travers la photo. C’est une autre forme d’engagement. »


L’art ouvrier, entre marginalité et reconnaissance
Tous deux décrivent la difficulté de faire reconnaître leur démarche. « On pratique un art qui est très marginalisé », souligne Florian. « On est parfois vus comme des casseurs ou des voleurs. Mais en réalité, tout ce qu’on “vole”, ce sont des images, des instants perdus, des lumières, des jeux d’ombre… et aussi cet art unique que l’ouvrier exprimait dans la mise en place de ses machines. »

Voleurs d’images
« On est parfois vus comme des casseurs ou des voleurs. Mais en réalité, tout ce qu’on “vole”, ce sont des images, des instants perdus, des lumières, des jeux d’ombre… et aussi cet art unique que l’ouvrier exprimait dans la mise en place de ses machines. »
Pour les deux photographes, l’enjeu est aussi celui de l’accessibilité : « Il faudrait que nous, photographes urbexeurs, soyons davantage intégrés dans la société, avec des portes plus largement ouvertes pour montrer l’intérêt historique et patrimonial de notre travail. Et trouver le juste milieu entre les salles d’expo élitistes et les initiatives très « niche », pour que le monde ouvrier soit impliqué dans la démarche. »
Car le public existe déjà : « Beaucoup d’ouvriers de la métallurgie me suivent et viennent à mes expos, peu importe où je les fais. »
La mémoire en livres
Le travail des deux photographes ne s’arrête pas à cette exposition. Florian vient de publier On n’a pas retrouvé l’oiseau (Bozon2X, 2025), un ouvrage réalisé avec l’écrivain Luc Baba. Le livre mêle poésie et photographies industrielles en Wallonie et en France, pour « faire le lien entre la dureté du métier et l’ignominie des industries, et quelque chose d’hyper esthétique, tout en gardant le vécu ouvrier ».
Luana prépare, elle aussi, un livre, qui rassemblera ses images de lieux abandonnés et les histoires qu’elle reconstitue ensuite, afin de garder trace de ce qui aurait pu disparaître sans mémoire.
Le passage de la mémoire ouvrière ne se joue pas seulement dans les archives officielles. Il se joue aussi dans ces images captées dans le silence des usines et des maisons désertées, qui rappellent, à leur manière, que l’histoire de la classe ouvrière est d’abord la somme des vécus. Une histoire politique, et toujours digne d’être transmise.