Bois du Cazier : les orphelines passeuses de mémoire

Ioanna Gimnopoulou
08/08/2025

Bois du Cazier : les orphelines passeuses de mémoire

Bois du Cazier : les orphelines passeuses de mémoire

Elles s’appellent Loris et Sophie. Elles ne sont pas sœurs, « mais c’est tout comme », glisse Loris. Ce qui les unit, c’est une enfance commune au Sar de Saint-Nicolas, baraquement pour les familles de mineurs à Charleroi. Et une même tragédie : le 8 août 1956, elles ont perdu « leur papa » dans l’un des accidents industriels les plus meurtriers de l’histoire belge : la catastrophe du Bois du Cazier.

69 ans plus tard, nous les retrouvons sur le site minier devenu patrimoine mondial de l’Unesco. Elles y évoquent la mémoire de leur père  disparu ce jour tragique, mais aussi celle de ceux et celles qui sont restés : celle des conjointes et des plus de 500 orphelins, comme elles, qui ont dû – coûte que coûte – continuer à vivre.

Toutes les routes mènent en… Belgique

Gregory Wasik, le père de Sophie, a obtenu un permis de travail pour le Bois du Cazier en 1947. « Quand la Seconde Guerre mondiale a éclatée, il a quitté la Pologne et est parti en Angleterre pour combattre aux côtés des Alliés. Il était aviateur », raconte fièrement sa fille. Malheureusement, son avion a été abattu, et il a été emprisonné dans des camps en Allemagne. Après la guerre, certains soldats allemands prisonniers de guerre travaillaient dans les charbonnages belges. C’est dans un contexte d’échanges de prisonniers que Gregory est arrivé à Charleroi. « Mon papa et ma maman se sont rencontrés en Belgique. Moi, je suis née dans les baraquements. »

Ciro Piccolo, le père de Loris, est arrivé en Belgique un an plus tard. « À Udine, dans le nord de l’Italie, des affiches promettaient monts et merveilles à ceux qui partiraient travailler dans les mines en Belgique », raconte l’orpheline. Ciro a tenté l’aventure. « Il a quitté son village à pied, est allé jusqu’à Milan où il a passé une visite médicale. Une fois jugé apte, il a été envoyé en Belgique. Il n’a pas eu le choix de la mine : il a atterri au Bois du Cazier ».

La vie dans les baraquements

Souvent, les femmes et les enfants rejoignaient les mineurs une fois qu’ils étaient  installés. C’est ainsi qu’en 1950, la mère de Loris et ses deux enfants rejoignent Ciro en Belgique. « La première réaction de ma maman en découvrant les baraquements a été : “Mais c’est quoi, ça ?” Mon papa lui a répondu : “C’est là qu’on va habiter. On n’a pas le choix. C’est ça ou dehors.” » La vie au Sar de Saint-Nicolas n’était pas simple. Les habitations étaient faites de toile, étouffantes en été, glaciales en hiver. Il n’y avait ni sanitaires, ni confort : un poêle pour se chauffer et cuisiner, un seul fil électrique, et une fontaine pour tout le monde.

Loris montre une photo d’elle petite au Sar Saint-Nicolas.

Mais malgré les conditions précaires, Sophie et Loris gardent des souvenirs d’insouciance. « Nos parents étaient amis. C’est là qu’on s’est rencontrées. Tous les enfants jouaient ensemble dans la prairie. Même si on ne parlait pas la même langue, on se comprenait », racontent-elles le sourire aux lèvres. Une fois par an, une fête était organisée. « Il y avait même de la musique : un accordéon, une guitare… »

Le 8 août 1956

« Ce jour-là, mon papa devait faire le shift de 14h à 22h. Mais il a échangé avec un collègue parti en vacances et est descendu au matin, pour le service de 6h à 14h », raconte Loris. C’était une belle journée d’été, se souvient Sophie, jusqu’à ce qu’une épaisse fumée grise envahisse le ciel. Ciro et Gregory étaient tous deux au fond du puits, à plus de 1 000 mètres de profondeur…

Les jours qui ont suivi le 8 août, la mère de Loris scrutait « la salle des pendus », où les mineurs accrochaient leurs vêtements avant de descendre. Si ceux de son mari y restaient accrochés, c’est qu’il n’était pas remonté. « Quinze jours plus tard, elle nous a dit qu’elle pensait qu’il ne reviendrait pas… » Loris se souvient d’une phrase que répétait souvent son père : « S’il arrive quelque chose au Cazier, personne ne s’en sortira. On mourra tous comme des rats enfermés. » Il avait vu juste. Ce 8 août 1956, 262 mineurs périrent, piégés dans les galeries. Ciro sera retrouvé en septembre, un mois après la catastrophe… Il sera enterré en Italie, « près de ses amis d’enfance ».

« S’il arrive quelque chose au Cazier, personne ne s’en sortira. On mourra tous comme des rats enfermés. »

Ciro Piccolo, mineur du Bois du Cazier


Malgré leur immense perte, les deux orphelines ne nourrissent aucune haine. « C’était un accident. Une erreur humaine, deux personnes qui ne se sont pas comprises », disent-elles. « Pour éteindre l’incendie, il a fallu noyer les galeries. Impossible pour les secours de descendre sauver les mineurs. Quand ils ont enfin pu accéder aux entrailles de la mine, deux semaines plus tard, il ne restait que des cadavres. » Sono tutti cadaveri…

Après la catastrophe

Les jours, les mois, les années qui ont suivi la catastrophe ont été très difficiles. « Tous les ans, j’allais présenter mon bulletin à mon papa au cimetière. » explique Sophie. Loris, elle, se recueillait sur le monument. « Il n’y avait pas d’argent, rien à manger. La commune passait tous les jours pour nous apporter de quoi survivre », se souvient-elle. Les veuves ont dû chercher un emploi, un logement. « Le gouvernement ne nous a pas aidés. Il a fallu quitter les baraquements… se débrouiller ! »

Heureusement, la solidarité s’est organisée. À Mons, en 1951, Emile Cornez avait créé un fonds pour soutenir les familles de victimes d’accidents de travail. Les veuves du Cazier ont pu en bénéficier. D’autres aides sont arrivées des quatre coins du monde. Et puis, il y a eu les assurances. « Nous, on était assurés. Dans notre malheur, on a eu de la chance », confie Sophie. Une pension mensuelle leur a été versée, mais seulement cinq ans après le drame…

Après la catastrophe, la mine a rouvert. Elle a fonctionné jusqu’en 1967, avec des mesures de sécurité renforcées. « Mais ceux qui y ont travaillé après n’étaient plus assurés », rappelle Loris. « Ils ont eu de la chance qu’il n’y ait plus eu d’accident. »

Ne pas oublier

Conscientes de l’importance de leur histoire et de leur héritage, Loris et Sophie militent aujourd’hui pour préserver la mémoire de leur papas et de tous ceux qui ont péri dans la catastrophe. « On ne doit surtout pas oublier le sacrifice de ces travailleurs qui ont fait avancer le pays », insiste Loris. Elles sont régulièrement invitées dans des écoles pour transmettre leur histoire et participent aux événements de commémoration.

« Il ne faut pas oublier d’où on vient. C’est notre histoire, notre vécu, notre mémoire. »

SOPHIE, ORPHELINE DU BOIS DU CAzier

C’est aussi une page importante de l’histoire belge. Ce 8 août 2025, la mémoire demeure vive. Et c’est aussi en partie grâce à Loris et Sophie. Merci.

Ioanna Gimnopoulou
Journaliste, Syndicats Magazine |  Plus de publications

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